Lorsque je regarde le quartier technologique de Toronto aujourd’hui, je constate un contraste frappant par rapport à il y a seulement cinq ans. L’explosion des coûts d’expédition, les pénuries de conteneurs et les perturbations géopolitiques ont transformé la gestion de la chaîne d’approvisionnement, qui est passée d’opérations en coulisse à une stratégie commerciale de premier plan. C’est dans cet environnement que Procurify, une startup torontoise, a trouvé son moment.
« Nous ne cherchions pas à résoudre une crise », explique Maya Roberts, cofondatrice et PDG de Procurify. « Nous développions des outils de durabilité pour les équipes d’approvisionnement quand soudainement, tout le monde, de la direction aux employés, a commencé à prêter attention aux chaînes d’approvisionnement. »
Fondée en 2018, Procurify a développé une plateforme qui suit non seulement le coût et le délai de livraison des matériaux, mais aussi leur empreinte environnementale et leurs certifications d’approvisionnement éthique. Ce qui était autrefois une fonctionnalité agréable pour les rapports de durabilité est devenu essentiel alors que les entreprises s’efforcent de reconstruire des réseaux d’approvisionnement résilients.
Selon Statistique Canada, près de 85 % des fabricants canadiens ont connu d’importantes perturbations d’approvisionnement entre 2020 et 2023. Le coût moyen de ces perturbations? Un montant stupéfiant de 4,2 millions de dollars par entreprise et par an.
La pandémie a exposé des vulnérabilités qui se développaient depuis des décennies. Les entreprises optimisées pour la livraison juste-à-temps et l’approvisionnement à moindre coût se sont retrouvées paralysées lorsque des points de défaillance uniques se sont effondrés. Maintenant, alors que les entreprises se reconstruisent, elles privilégient la visibilité et la résilience plutôt que la pure efficacité.
« Avant 2020, l’approvisionnement consistait à presser les fournisseurs pour économiser des centimes », explique Roberts. « Aujourd’hui, il s’agit de savoir exactement d’où proviennent vos matériaux, d’avoir des fournisseurs de secours et de comprendre les impacts environnementaux et sociaux de vos choix. »
La plateforme de Procurify se connecte aux bases de données des fournisseurs pour fournir des évaluations de risque en temps réel basées sur la géographie, les vulnérabilités climatiques, les pratiques de travail et la santé financière. Ce qui les distingue, c’est leur concentration sur le contexte canadien.
« La plupart des logiciels de chaîne d’approvisionnement sont conçus pour d’énormes entreprises mondiales », affirme Damian Ferreira, professeur de chaîne d’approvisionnement à l’Université York. « Les entreprises canadiennes de taille moyenne ont des besoins différents – elles sont souvent confrontées à la complexité transfrontalière, à des volumes de commandes plus petits et à des réglementations provinciales strictes. »
L’entreprise est passée de 12 à plus de 80 employés en trois ans, levant 18 millions de dollars en capital-risque l’automne dernier auprès de Portag3 Ventures et Cycle Capital. Leur liste de clients comprend des fabricants comme Magna International et des détaillants tels que London Drugs.
Ce qui rend leur approche distinctive est l’intégration des mesures de durabilité directement dans la prise de décision opérationnelle. Alors que de nombreuses entreprises traitent encore les considérations environnementales séparément des fonctions commerciales de base, Procurify les intègre dans chaque bon de commande.
« Nous pouvons vous dire non seulement combien coûte en dollars cette expédition de composants, mais aussi son empreinte carbone, sa consommation d’eau, et si elle provient de régions où il y a des préoccupations liées au travail forcé », explique Roberts.
Cette intégration s’avère particulièrement précieuse alors que les entreprises canadiennes se préparent aux exigences de divulgation climatique obligatoire du gouvernement fédéral prévues pour 2024 pour les grandes entreprises. Selon un sondage de KPMG, 63 % des entreprises canadiennes déclarent ne pas être prêtes à répondre à ces exigences de divulgation.
Le défi pour des entreprises comme Procurify n’est pas seulement technologique – il est culturel. Les services d’approvisionnement fonctionnaient traditionnellement avec une visibilité limitée et mesuraient leur succès uniquement sur les économies de coûts. Changer cette mentalité nécessite à la fois des outils logiciels et une transformation organisationnelle.
« Les entreprises qui réussissent aujourd’hui sont celles qui traitent les fournisseurs comme des partenaires stratégiques plutôt que comme des vendeurs interchangeables », déclare Michelle Wong, directrice de la chaîne d’approvisionnement chez Canadian Tire. « Cela signifie partager plus d’informations, collaborer sur les prévisions et parfois payer plus pour la fiabilité et l’alignement des valeurs. »
La Banque du Canada a noté que les investissements dans la résilience de la chaîne d’approvisionnement contribuent aux pressions inflationnistes persistantes. Dans un récent rapport de politique monétaire, ils ont estimé que les reconfigurations de la chaîne d’approvisionnement pourraient ajouter 0,4 à 0,7 point de pourcentage aux prix à la consommation à moyen terme.
Pour les consommateurs, cela se traduit par des prix plus élevés, mais potentiellement moins de pénuries et des informations plus transparentes sur l’origine des produits. De nombreux détaillants utilisant le système de Procurify peuvent désormais fournir aux clients des informations détaillées sur l’approvisionnement via des codes QR sur les emballages.
Tout le monde n’est pas convaincu que la tendance à la relocalisation et au « friendshoring » se poursuivra une fois que les souvenirs des pénuries pandémiques s’estomperont. Les critiques soulignent que les pressions économiques pourraient éventuellement pousser les entreprises à revenir vers les fournisseurs à moindre coût.
« Il y a toujours une tension entre résilience et efficacité », reconnaît Roberts. « Notre pari est que les entreprises ont tiré les leçons des coûts et risques cachés. »
L’entreprise fait face à la concurrence de géants établis de la chaîne d’approvisionnement comme SAP et Oracle, qui ont rapidement amélioré leurs fonctionnalités de durabilité. Mais Procurify croit que leur concentration sur les exigences réglementaires canadiennes et les besoins du marché intermédiaire leur donne un avantage.
« Les grandes plateformes sont conçues pour les entreprises du Fortune 500 », dit Roberts. « Nous avons construit quelque chose qui fonctionne pour l’entreprise avec un revenu de 50 à 500 millions de dollars qui n’a pas une grande équipe informatique ou un département de durabilité. »
Pour les travailleurs dans les rôles traditionnels de la chaîne d’approvisionnement, ce changement représente à la fois une menace et une opportunité. Les tâches d’approvisionnement de routine sont de plus en plus automatisées, mais il y a une demande croissante de compétences en gestion des relations avec les fournisseurs, évaluation des risques et analyse environnementale.
Pour l’avenir, Roberts voit l’intelligence artificielle changer la façon dont les entreprises prédisent et répondent aux perturbations. Procurify développe des outils d’apprentissage automatique qui peuvent suggérer des fournisseurs alternatifs avant que les problèmes ne surviennent, basés sur des signaux d’alerte précoce provenant d’événements d’actualité, de modèles météorologiques et d’indicateurs financiers.
Le succès de l’entreprise illustre une tendance plus large dans la technologie canadienne : résoudre des problèmes opérationnels complexes plutôt que de poursuivre des applications destinées aux consommateurs. Bien que moins tape-à-l’œil que les applications grand public, ces innovations B2B construisent souvent des modèles d’affaires plus durables.
« Nous n’essayons pas de créer la prochaine plateforme de médias sociaux », déclare Roberts. « Nous aidons les entreprises essentielles à prendre de meilleures décisions qui impactent à la fois leur résultat financier et la planète. C’est le genre d’innovation que le Canada peut diriger. »
Dans un monde où les chaînes d’approvisionnement restent vulnérables à tout, des catastrophes climatiques aux tensions géopolitiques, l’approche de Procurify peut représenter non seulement une bonne affaire, mais une adaptation nécessaire. La question n’est pas de savoir si les chaînes d’approvisionnement feront face à d’autres perturbations – c’est de savoir à quel point les entreprises seront préparées lorsqu’elles le feront.