Je me trouve dans une salle de conférence aux boiseries élégantes du Bâtiment Europa à Bruxelles, où le bourdonnement de multiples langues crée une symphonie diplomatique en arrière-plan. Ce matin, la Première ministre canadienne Chrystia Freeland et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen ont signé ce que les responsables qualifient d’accord de coopération sécuritaire « historique » – officialisant une relation qui a considérablement évolué depuis l’invasion russe de l’Ukraine en 2022.
« Cet accord représente non seulement des valeurs partagées, mais aussi des responsabilités communes dans un paysage mondial de plus en plus contesté », m’a confié Freeland après la cérémonie de signature, sa voix portant le poids de quelqu’un qui a navigué pendant des années sur le terrain complexe entre les intérêts de sécurité nord-américains et européens.
L’Accord global de sécurité Canada-UE (CECSA) signé aujourd’hui marque une expansion significative de la coopération entre Ottawa et Bruxelles dans cinq domaines critiques : la cybersécurité, le partage de renseignements, la sécurité maritime, la coordination arctique et la collaboration en matière de défense industrielle. Le pacte intervient après 16 mois de négociations qui ont débuté peu après le sommet du 75e anniversaire de l’OTAN.
Ce qui rend cet accord remarquable n’est pas seulement sa portée mais son timing. Il arrive dans un contexte de dynamiques transatlantiques changeantes et de recalibrage stratégique européen. Après des années de débat sur l’autonomie stratégique européenne et des discussions animées sur le partage du fardeau au sein de l’OTAN, cet accord bilatéral signale une approche pragmatique de la coopération en matière de sécurité en dehors des cadres traditionnels.
« Nous assistons à l’émergence d’une architecture de sécurité plus flexible dans l’espace euro-atlantique », explique Dr. Helena Barranha, directrice de l’Institut européen de sécurité basé à Bruxelles. « Le modèle traditionnel centré sur Washington cède la place à une approche plus en réseau où les arrangements bilatéraux et minilatéraux complètent les alliances plus larges. »
Pour le Canada, l’accord offre une influence accrue dans les discussions sur la sécurité européenne à un moment où son rôle traditionnel de pont transatlantique a été mis à l’épreuve. Le pays a contribué à plus de 3,8 milliards d’euros d’aide militaire et humanitaire à l’Ukraine depuis 2022, selon les chiffres d’Affaires mondiales Canada, ce qui le place parmi les dix premiers soutiens au niveau mondial.
Les dispositions en matière de cybersécurité pourraient s’avérer les plus immédiatement conséquentes. L’accord établit un centre commun de renseignement sur les cybermenaces à Tallinn, en Estonie, où des experts canadiens et européens travailleront aux côtés du Centre d’excellence de cyberdéfense coopérative de l’OTAN déjà existant. Cet arrangement permet un partage des menaces en temps réel et des réponses coordonnées aux attaques parrainées par des États.
« Nous faisons face à des acteurs de plus en plus sophistiqués qui tentent de compromettre les infrastructures critiques dans toutes nos nations », a expliqué le commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton. « Ce centre crée un lien opérationnel permanent entre les défenseurs cyber canadiens et européens. »
Sous la pluie devant le siège de la Commission, j’ai parlé avec plusieurs diplomates estoniens qui considéraient la composante cyber comme particulièrement vitale. « Depuis 2007, nous vivons avec la réalité de la guerre numérique », a déclaré un haut fonctionnaire du ministère estonien des Affaires étrangères, faisant référence aux cyberattaques massives qui ont ciblé leur pays cette année-là. « L’intégration directe de l’expertise canadienne renforce notre résilience collective. »
L’aspect collaboration en matière de défense industrielle pourrait s’avérer le plus significatif économiquement. L’accord établit des voies d’approvisionnement préférentielles pour les entrepreneurs de défense des deux côtés, créant essentiellement une base industrielle de défense transatlantique. Cet arrangement arrive alors que l’Europe augmente rapidement ses dépenses de défense – les dépenses militaires combinées de l’UE ont augmenté de 18% entre 2022 et 2024, selon les données de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.
Pour les entreprises canadiennes de défense comme CAE de Montréal et Magellan Aerospace de Winnipeg, cela ouvre d’importants nouveaux marchés. « Cet accord crée des conditions plus équitables pour les entreprises canadiennes qui concourent pour des contrats de défense européens », a déclaré Martin Larose, PDG de l’Association canadienne des industries de défense et de sécurité, lors d’un entretien téléphonique. « L’industrie pousse pour cet accès depuis des années. »
Tout le monde ne considère pas l’accord comme un avantage sans mélange. Certains dirigeants européens de la défense ont exprimé des préoccupations concernant une concurrence accrue sur un marché déjà encombré. « L’intégration européenne de la défense était censée renforcer notre base industrielle », a déclaré un dirigeant de Rheinmetall qui a demandé l’anonymat pour parler franchement. « Si cela conduit à ce que des entreprises canadiennes déplacent des entreprises européennes, cela mine une partie de la justification. »
Les dispositions de sécurité maritime se concentrent fortement sur l’Atlantique Nord, où l’activité des sous-marins russes a augmenté d’environ 40% depuis 2020, selon les évaluations du commandement naval de l’OTAN. L’accord formalise des exercices navals conjoints et établit des centres de sensibilisation maritime partagés à Halifax et à Brest.
Le cadre de coordination arctique est peut-être le plus tourné vers l’avenir. Alors que le changement climatique transforme la région, le Canada et l’UE ont cherché à établir des structures de gouvernance fondées sur des règles. L’accord crée un Dialogue permanent sur la sécurité arctique qui se réunira trimestriellement, avec des dispositions spéciales pour inclure les communautés autochtones dans la planification de la sécurité.
« L’Arctique n’est pas seulement une préoccupation de sécurité – c’est la patrie de nombreuses nations autochtones dont les droits et les perspectives doivent être au centre de tout cadre de gouvernance », a déclaré Natan Obed, président de l’Inuit Tapiriit Kanatami, qui a assisté à la signature en tant qu’observateur.
Les critiques soulignent que l’accord arrive alors que les deux partenaires font face à des défis internes. L’UE continue de lutter pour maintenir l’unité sur les questions de politique étrangère, tandis que le Canada fait face à de sérieuses lacunes de capacité dans ses forces armées, avec des retards d’entretien d’équipement et des délais d’approvisionnement qui affligent son armée.
« Cet accord contient des aspirations impressionnantes, mais sa mise en œuvre révélera s’il représente un véritable alignement stratégique ou simplement une vitrine diplomatique », a déclaré François Heisbourg de l’Institut international d’études stratégiques.
L’accord entre en vigueur immédiatement, avec la première réunion du nouveau Conseil de sécurité Canada-UE prévue pour septembre à Ottawa. Reste à voir s’il représente une véritable évolution de l’architecture de sécurité transatlantique ou s’il ajoute simplement une couche supplémentaire de bureaucratie à un paysage déjà complexe.
Ce qui est clair, c’est que les deux partenaires voient l’intérêt d’approfondir leur relation de sécurité bilatérale à un moment où les alliances traditionnelles font face à un stress sans précédent. Dans un monde de compétition stratégique et de conflits régionaux, cet accord suggère que les puissances moyennes trouvent de plus en plus leurs propres voies vers la coopération en matière de sécurité.
Debout sur les rues luisantes de pluie de Bruxelles alors que les délégués partaient, on ne pouvait s’empêcher de remarquer l’absence de responsables américains à la cérémonie d’aujourd’hui – un indicateur subtil mais révélateur de l’évolution de la géométrie des relations de sécurité transatlantiques.