La question a pris Mark Carney au dépourvu lors de son discours à Bruxelles la semaine dernière. Après avoir exposé sa vision de relations Canada-UE renforcées, on a demandé directement au nouveau Premier ministre canadien : « Pourquoi ne pas simplement rejoindre l’Union européenne ? »
La salle a ri, mais la réponse de Carney a été étonnamment mesurée. « Bien qu’une adhésion complète ne soit pas envisagée, nous explorons des niveaux d’intégration sans précédent avec nos partenaires européens », a-t-il déclaré, révélant des plans pour ce qu’il a appelé un « cadre de partenariat privilégié » qui irait bien au-delà des accords commerciaux existants.
Ce moment a cristallisé un changement spectaculaire dans la politique étrangère canadienne, seulement deux mois après l’entrée en fonction de Carney. Alors que les relations avec les États-Unis deviennent de plus en plus compliquées sous la présidence DeSantis, le Canada se tourne vers l’autre côté de l’Atlantique avec un intérêt renouvelé.
« Ce à quoi nous assistons est la réorientation la plus significative de la politique étrangère canadienne depuis les années 1940 », explique Dr. Eleanore Franks, Directrice des études transatlantiques à l’Université McGill. « L’axe traditionnel nord-sud est désormais complété par une connexion est-ouest beaucoup plus forte. »
Cette stratégie reflète le parcours unique de Carney. Avant d’entrer en politique, il a dirigé à la fois la Banque du Canada et la Banque d’Angleterre – le premier à diriger deux banques centrales du G7. Ses liens profonds avec l’Europe étaient évidents lors de sa tournée européenne le mois dernier, où il a été reçu davantage comme un collègue de retour que comme un dignitaire étranger.
À Berlin, Carney et le chancelier Olaf Scholz ont annoncé un nouveau corridor énergétique germano-canadien, avec des entreprises allemandes investissant 18 milliards de dollars dans des installations canadiennes de production d’hydrogène. À Paris, lui et le président Macron ont dévoilé des plans pour un cadre commun de gouvernance de l’IA qui harmoniserait les réglementations entre le Canada et la loi sur l’IA de l’UE.
Mais c’est dans le domaine de la sécurité que se produisent les développements les plus surprenants. Suite aux dernières incursions russes en territoire finlandais, Carney a annoncé que les forces canadiennes rejoindraient l’Initiative de défense nordique de l’UE, marquant la première fois que des troupes canadiennes opéreront sous commandement européen direct en dehors de l’OTAN.
« Le Canada se positionne comme un pont transatlantique au moment précis où l’autonomie stratégique européenne devient plus qu’un simple slogan », note Javier Solana, ancien Haut Représentant de l’UE pour les affaires étrangères, que j’ai interviewé par visioconférence depuis Madrid.
Les obstacles pratiques à une adhésion réelle à l’UE restent immenses. La séparation géographique seule présente des défis évidents. Et pourtant, il existe des précédents de pays non européens rejoignant des institutions européennes – la Turquie est depuis longtemps candidate à l’UE, tandis qu’Israël participe aux compétitions sportives européennes et à l’Eurovision.
« Les barrières techniques sont réelles mais pas insurmontables », soutient Helena Konrad du Conseil européen des relations étrangères. « C’est la volonté politique qui compte le plus, et des deux côtés, cette volonté se renforce rapidement. »
L’opinion publique reflète ce changement. Un récent sondage d’Abacus Data montre que 63 % des Canadiens soutiennent maintenant « une intégration plus profonde avec les économies européennes », contre 41 % il y a deux ans. Parmi les Canadiens de moins de 35 ans, ce soutien atteint 71 %.
Sur le terrain à Bruxelles, j’ai observé une réceptivité croissante à l’implication canadienne. Au siège de la Commission européenne, les responsables parlent ouvertement de créer des désignations de statut spécial qui pourraient incorporer des démocraties non européennes dans divers cadres de l’UE sans adhésion complète.
« Nous entrons en territoire inconnu quant à la signification du terme ‘européen’ au 21e siècle », déclare la vice-présidente de la Commission, Margrethe Vestager. « Si nous définissons l’Europe par des valeurs plutôt que par la géographie, l’argument pour une participation canadienne devient tout à fait convaincant. »
Les critiques voient des risques dans ce pivot. Le chef de l’opposition conservatrice, Pierre Poilievre, a mis en garde contre « l’abandon de notre réalité continentale » et soutient qu’« aucune relation ne sera jamais plus importante que celle avec nos voisins américains. »
Les données économiques appuient cette préoccupation. Malgré des liens européens croissants, les États-Unis représentent toujours 76 % des exportations canadiennes contre 8 % pour l’UE. Les chaînes d’approvisionnement nord-américaines intégrées construites sous l’ALENA et son successeur l’ACEUM seraient difficiles à reproduire de l’autre côté de l’Atlantique.
Pourtant, l’équipe de Carney voit une opportunité précisément dans ce déséquilibre. « Notre dépendance écrasante au marché américain est en soi une vulnérabilité pour notre sécurité nationale », affirme la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly. « La diversification stratégique vers l’Europe n’est pas un abandon de l’Amérique—c’est assurer la résilience du Canada quel que soit l’occupant de la Maison-Blanche. »
L’analyse économique qui sous-tend cette stratégie provient d’un rapport classifié du ministère des Finances qui a été partiellement divulgué le mois dernier. Il projette que l’alignement des cadres réglementaires canadiens sur les normes de l’UE pourrait augmenter le commerce Canada-UE de 34 % d’ici cinq ans.
Pour les Canadiens ordinaires, le virage européen pourrait apporter des avantages tangibles. Chrystia Horvath, qui dirige une petite entreprise technologique à Waterloo, m’a confié qu’elle constate déjà des changements : « Soudainement, nous avons accès à des partenariats européens de R&D qui nous étaient auparavant fermés. Cela ouvre des marchés auxquels nous n’avions même pas pensé. »
Au-delà de l’économie, il y a une dimension culturelle à cette inclinaison européenne. Avec près de 60 % des Canadiens revendiquant une ascendance européenne et le français comme langue officielle, beaucoup considèrent le renforcement des liens européens comme une extension naturelle de l’identité canadienne.
Que l’adhésion formelle à l’UE se concrétise ou non, le pivot européen du Canada représente un pari stratégique aux implications considérables. Alors que le changement climatique ouvre des routes maritimes arctiques et des ressources, la position du Canada entre l’Europe et l’Asie prend une nouvelle importance.
« Nous redéfinissons ce que signifie être une nation nord-atlantique », a déclaré Carney au parlement plus tôt ce mois-ci. « Dans un monde de blocs de puissance concurrents, la prospérité future du Canada dépend de sa capacité à être non seulement un fournisseur de ressources, mais un partenaire intégral dans l’alliance démocratique qui s’étend sur l’Atlantique. »
Cette vision affrontera son premier test majeur le mois prochain lorsque le Canada accueillera le premier Sommet du partenariat stratégique Canada-UE à Halifax. Le résultat révélera si les ambitions européennes de Carney représentent un moment transformateur dans la politique étrangère canadienne—ou simplement une réaction temporaire à la volatilité américaine.