Les chiffres confirment enfin ce que les tenanciers de bars et les gérants de magasins d’alcool à travers le Canada chuchotent depuis des mois. Les ventes d’alcool provinciales ont chuté de près de 17% depuis mars, lorsque plusieurs sociétés des alcools provinciales ont retiré les produits américains des tablettes en représailles aux tarifs du second mandat de Trump sur le bois d’œuvre, l’acier et les produits agricoles canadiens.
Debout dans son entrepôt de Toronto entouré de caisses de spiritueux et de vins artisanaux de l’Ontario, le distributeur James McKenzie observe ce qu’il appelle « la nouvelle normalité » dans la distribution d’alcool canadienne. « Nous sommes passés de 60% d’importations américaines à presque zéro en quatre mois, » explique-t-il, en montrant les espaces vides autrefois remplis de bourbon du Kentucky et de vins californiens. « Certains consommateurs sont en colère, d’autres sont patriotiques à ce sujet. Mais tout le monde boit moins. »
Selon les données publiées hier par Statistique Canada, les ventes globales d’alcool ont diminué de 1,2 milliard de dollars au deuxième trimestre de 2025, avec les baisses les plus importantes au Québec et en Colombie-Britannique. La Régie des alcools de l’Ontario rapporte que, bien que les ventes de produits canadiens aient augmenté de 23%, elles n’ont pas compensé la perte des importations américaines qui dominaient auparavant certaines catégories.
« C’est une perturbation sans précédent du marché, » affirme Maryam Ghani, analyste principale du commerce à l’Institut C.D. Howe. « Nous assistons au réalignement le plus significatif du commerce nord-américain d’alcool depuis la Prohibition, et les consommateurs canadiens en supportent les coûts économiques et culturels. »
Le différend commercial a commencé en février lorsque le président Trump a tenu sa promesse de campagne de « mettre l’Amérique d’abord dans le bois d’œuvre » en imposant des tarifs de 40% sur le bois d’œuvre canadien. La réponse du Canada est venue rapidement par l’intermédiaire des sociétés des alcools provinciales, qui maintiennent une juridiction constitutionnelle sur les ventes d’alcool. En avril, la LCBO, la SAQ et les BC Liquor Stores avaient retiré les produits américains, qualifiant cela de « pause d’achat » plutôt que d’une interdiction formelle pour éviter les complications avec l’OMC.
À Québec, le sommelier Pierre Bouchard a reconstruit la carte des vins de son restaurant de fond en comble. « Nous avons perdu 70% de notre inventaire du jour au lendemain, » dit-il lors d’un entretien téléphonique. « Mes clients demandent encore du cabernet californien, mais je leur fais découvrir d’excellentes alternatives canadiennes et sud-américaines. Parfois ils sont satisfaits, parfois non. »
Le paysage du commerce de détail a radicalement changé. Entrez dans n’importe quelle SAQ aujourd’hui et vous remarquerez des présentoirs « Fabriqué au Canada » bien en vue là où Jack Daniel’s et Jim Beam trônaient autrefois. Les données de l’industrie montrent que les ventes de whisky canadien ont augmenté de 42%, tandis que les distilleries artisanales nationales déclarent avoir du mal à répondre à la demande soudaine.
« Nous travaillons sans relâche, » déclare Sarah Chen, distillatrice basée à Victoria. « Notre production a triplé, mais nous ne pouvons pas vieillir le whisky plus rapidement que les lois de la physique ne le permettent. La pénurie de bourbon américain a créé des opportunités, mais aussi une pression immense. »
Pour les vignobles canadiens, l’impact a été mitigé. La région du Niagara en Ontario et la vallée de l’Okanagan en Colombie-Britannique signalent des ventes record, mais aussi un examen plus minutieux de la part des consommateurs habitués à différents profils de saveurs et de prix. « Les gens s’attendent à ce qu’un vin canadien à 15$ ait le goût d’un vin californien à 15$, mais ce sont des produits différents, » note le sommelier Bouchard.
Les effets économiques en cascade s’étendent au-delà des magasins d’alcool. Selon l’Association des restaurateurs canadiens, les établissements qui ont bâti leur identité autour des spiritueux américains – bars à bourbon, bistros de vins californiens – ont vu leurs revenus diminuer jusqu’à 30%. Pendant ce temps, les bars spécialisés dans les produits canadiens signalent des gains.
« La psychologie du consommateur est fascinante, » explique le Dr Elise Wong, chercheuse en comportement du consommateur à l’Université Ryerson. « Les Canadiens modifient leurs habitudes de consommation par nationalisme, mais découvrent également qu’ils ne peuvent pas simplement substituer certains produits. Les habitudes de consommation formées sur des décennies ne changent pas du jour au lendemain. »
Les économistes avertissent que ce différend met en évidence les vulnérabilités de l’intégration commerciale nord-américaine. « Ce que nous voyons, c’est la rapidité avec laquelle les chaînes d’approvisionnement intégrées peuvent se défaire, » déclare Thomas Bergeron, professeur de commerce international à l’Université McGill. « L’ACEUM était censé empêcher exactement ce type d’action commerciale perturbatrice. »
Le gouvernement canadien estime les pertes de recettes fiscales dues à la réduction des ventes d’alcool à environ 267 millions de dollars pour le seul deuxième trimestre, tandis que les producteurs américains signalent plus de 800 millions de dollars de pertes de revenus d’exportation vers le Canada. Les associations industrielles des deux côtés de la frontière ont demandé une résolution, mais les négociations restent au point mort.
À Vancouver, le propriétaire de bar Derek Calhoun a créé une solution créative – une politique « BYOB » spécifiquement pour les spiritueux américains. « Les clients apportent leurs bouteilles personnelles de bourbon qu’ils ont stockées quand la nouvelle est tombée, » rit-il. « Nous facturons des frais de bouchon. C’est techniquement légal et ça garde nos habitués contents. »
Le différend a accéléré des tendances dans la culture de consommation d’alcool canadienne qui étaient déjà en cours. Statistique Canada note que la consommation de bière artisanale canadienne augmentait régulièrement depuis une décennie avant le différend commercial, et la qualité du vin national s’est considérablement améliorée.
À l’approche de l’été, les observateurs de l’industrie se demandent si les sociétés des alcools provinciales maintiendront leur position pendant la haute saison touristique. Les représentants de l’industrie touristique ont fait pression pour obtenir des exceptions, avertissant que les visiteurs américains s’attendent à avoir accès à des marques familières.
« Il ne s’agit pas seulement d’alcool – il s’agit de souveraineté et d’influence, » affirme Ghani. « Les monopoles provinciaux des alcools donnent au Canada un rare levier contre l’agression commerciale américaine. La question est de savoir combien de temps les consommateurs accepteront de payer le prix de cette stratégie politique. »
Pour l’instant, les Canadiens s’adaptent – certains à contrecœur, d’autres embrassant avec enthousiasme les alternatives nationales. McKenzie, examinant son entrepôt de produits canadiens, reste prudemment optimiste : « Les crises créent des opportunités. Dans dix ans, nous pourrions regarder en arrière et voir ce moment comme celui qui a transformé définitivement la culture de consommation d’alcool canadienne. »