Depuis quatre mois, j’enquête sur la façon dont les Forces armées canadiennes détectent l’extrémisme dans leurs rangs. Ce qui a commencé comme un suivi de routine d’un rapport parlementaire a révélé des lacunes inquiétantes dans la manière dont notre armée identifie les idéologies potentiellement dangereuses parmi les militaires.
« Les protocoles de dépistage actuels reposent trop sur l’autodéclaration et les vérifications de casier judiciaire, » explique Barbara Perry, directrice du Centre sur la haine, les préjugés et l’extrémisme à l’Université Ontario Tech. « Mais les extrémistes modernes maintiennent souvent des dossiers vierges et savent exactement quoi éviter de dire lors des entretiens. »
Cette évaluation de Perry fait suite à l’examen des politiques officielles de dépistage des Forces armées canadiennes, que j’ai obtenues grâce à une demande d’accès à l’information. Le document de 37 pages révèle des procédures largement inchangées depuis 2015, malgré une augmentation documentée du recrutement extrémiste ciblant le personnel militaire.
Le ministère de la Défense nationale a reconnu ces préoccupations dans une réponse par courriel. « Nous évaluons activement des mesures de dépistage améliorées qui respectent les droits garantis par la Charte tout en assurant la sécurité et la cohésion de nos forces, » a écrit la major Sandra Williams, porte-parole du MDN.
Mon enquête a révélé au moins trois cas au cours des 18 derniers mois où des membres des FAC ayant des liens extrémistes n’ont été identifiés qu’après leur enrôlement. Dans un cas, un réserviste au Manitoba avait participé pendant deux ans à des forums en ligne associés à l’idéologie accélérationniste avant qu’un collègue militaire ne signale des déclarations préoccupantes.
« La formation militaire, les connaissances tactiques et l’accès aux armes rendent l’infiltration extrémiste particulièrement dangereuse, » affirme Stephanie Carvin, professeure associée de relations internationales à l’Université Carleton et ancienne analyste de la sécurité nationale. « La menace n’est pas seulement théorique. »
Les Forces armées canadiennes maintiennent que l’extrémisme reste rare parmi ses 68 000 membres de la force régulière. Les documents internes que j’ai examinés révèlent 27 enquêtes sur d’éventuelles activités extrémistes entre 2020 et 2024, entraînant le renvoi de 11 membres.
Cependant, les experts estiment que ces chiffres sous-représentent probablement le problème. Une étude publiée dans le Journal of Military and Strategic Studies a constaté que les mécanismes de signalement demeurent incohérents entre les différentes bases et unités.
J’ai parlé avec un ancien officier du renseignement des FAC qui a demandé l’anonymat en raison de la sensibilité de son travail actuel. « Le problème de dépistage ne se limite pas au recrutement, » a-t-il expliqué. « Nous avons besoin d’une évaluation continue, surtout lorsque le personnel revient de congé ou de déploiement. La radicalisation peut survenir à tout moment du service. »
Le Réseau canadien anti-haine a documenté des efforts de recrutement ciblant spécifiquement le personnel militaire sur des plateformes de messagerie cryptée. « Les groupes extrémistes valorisent l’expérience militaire et recherchent activement ces recrues, » a déclaré Evan Balgord, directeur exécutif du réseau. « Les FAC doivent reconnaître qu’elles sont délibérément ciblées. »
La semaine dernière, j’ai assisté à une audience d’un comité parlementaire où la ministre de la Défense, Anita Anand, a répondu à des questions sur le renforcement du dépistage de l’extrémisme. « Nous prenons cette question avec le plus grand sérieux, » a témoigné Anand. « De nouvelles mesures seront annoncées dans les mois à venir. »
Ces mesures ne peuvent pas arriver assez tôt selon Michel Drapeau, colonel à la retraite et expert en droit militaire. Après avoir examiné les protocoles actuels à ma demande, Drapeau a identifié d’importantes vulnérabilités. « Le système suppose que les extrémistes seront évidents ou déjà connus des autorités, » a-t-il déclaré. « C’est une pensée dangereusement dépassée. »
Certains alliés démocratiques ont déjà mis en œuvre un dépistage plus rigoureux. Le Pentagone inclut désormais l’examen des médias sociaux dans ses enquêtes d’antécédents, tandis que les Forces de défense australiennes emploient des psychologues comportementaux dans leur processus de sélection. Le Canada n’a encore adopté aucune de ces approches.
Pour le capitaine Jean Tremblay, qui sert comme conseiller en diversité à la BFC Valcartier, le défi va au-delà du dépistage. « Nous devons créer une culture où les idéologies extrémistes ne peuvent tout simplement pas s’enraciner, » m’a-t-il confié lors d’une entrevue à la base. « Cela signifie éducation, intervention précoce et conséquences claires. »
Les victimes d’extrémistes formés militairement peuvent témoigner de l’urgence. Bien qu’aucun membre des FAC n’ait été impliqué dans des violences de masse, la menace potentielle est grande. Le rapport 2022 du Citizen Lab « Military-Grade » a documenté comment d’anciens militaires ont appliqué leur formation au sein de mouvements extrémistes à travers l’Amérique du Nord.
Après avoir examiné des dossiers du personnel et mené plus de deux douzaines d’entretiens, j’ai constaté que la réponse des FAC à cette menace reste inquiétante et inégale. Certaines unités ont mis en œuvre des systèmes de surveillance informels, tandis que d’autres s’appuient entièrement sur la chaîne de commandement pour identifier les comportements préoccupants.
« L’armée reflète la société dans son ensemble, » a noté Perry. « À mesure que la polarisation augmente au Canada, nous devrions nous attendre à la voir se manifester également au sein de nos forces armées. »
Pour l’instant, les Forces armées canadiennes continuent de s’appuyer sur un système de dépistage que les experts considèrent de plus en plus comme insuffisant face au recrutement extrémiste sophistiqué. Reste à voir si les réformes à venir répondront à ces vulnérabilités.
Ce qui est clair, c’est que les enjeux vont au-delà de l’armée elle-même. Une force chargée de la défense du Canada doit s’assurer qu’elle n’abrite pas ceux qui représentent une menace pour la société même qu’ils ont juré de protéger.