Un nouveau sondage révèle que 87% des Canadiens soutiennent les expéditions d’alcool directement au consommateur entre les provinces – une pratique qui demeure largement interdite selon les réglementations actuelles issues des lois de l’ère post-Prohibition.
Le sondage, mené par Research Co. pour l’Association des vignerons canadiens, montre un soutien écrasant du public pour la modernisation de ces restrictions. Lorsqu’on leur a posé des questions spécifiques sur les vins canadiens, 9 répondants sur 10 ont convenu que les consommateurs devraient pouvoir commander auprès des vignobles d’autres provinces pour une livraison directe à domicile.
« Il ne s’agit pas seulement d’une question de commodité pour le consommateur – c’est une question d’équité pour les producteurs canadiens, » affirme Janet Wilson, analyste de l’industrie des boissons basée à Toronto. « Nos vignobles, brasseries et distilleries sont effectivement interdits de servir la plupart des consommateurs canadiens en dehors de leur province d’origine, tandis que les producteurs étrangers bénéficient d’un accès plus facile grâce aux monopoles provinciaux d’alcool. »
Ces résultats arrivent à un moment critique, alors que les premiers ministres du Canada devraient discuter des barrières commerciales interprovinciales lors de leur prochaine réunion du Conseil de la fédération en juillet. Le premier ministre Justin Trudeau a précédemment exprimé son soutien au libre-échange d’alcool entre les provinces, mais les monopoles provinciaux ont résisté à des changements significatifs.
« Les provinces contrôlent la distribution d’alcool par l’intermédiaire d’entités comme la LCBO en Ontario ou la SAQ au Québec, qui génèrent des milliards de revenus, » explique Dr. Mark Thompson, économiste à l’Université de la Colombie-Britannique. « Tout changement menace cette source de revenus, mais ironiquement, nos barrières commerciales internes sont plus restrictives que celles que nous avons avec de nombreux partenaires commerciaux internationaux. »
Actuellement, seules trois provinces – la Colombie-Britannique, la Saskatchewan et la Nouvelle-Écosse – permettent les expéditions directes aux consommateurs provenant de producteurs hors province. Une récente initiative visant à étendre cette pratique à l’échelle nationale a pris de l’ampleur, particulièrement après l’affaire « Libérez la bière » de la Cour suprême en 2018 (R c. Comeau) qui a laissé la porte ouverte à une réforme provinciale.
L’impact économique de ces restrictions est considérable. L’Association des vignerons canadiens estime que les revenus pourraient augmenter de 1,5 milliard de dollars annuellement si l’expédition directe était autorisée dans toutes les provinces. Pour les petits et moyens producteurs, particulièrement ceux des régions viticoles émergentes comme la vallée d’Annapolis en Nouvelle-Écosse ou le comté de Prince Edward en Ontario, l’accès au marché canadien entier pourrait faire la différence entre la survie et la croissance.
Miles Connor, qui exploite un petit vignoble dans la vallée de l’Okanagan en Colombie-Britannique, l’exprime clairement : « Je peux expédier mes vins à des clients au Japon plus facilement qu’à quelqu’un au Québec. Ça n’a aucun sens. »
Le sentiment public semble clair, toutes données démographiques confondues. Le sondage a révélé que le soutien à la réforme transcende l’affiliation politique, l’âge et l’emplacement géographique. Même dans les provinces aux systèmes de monopole les plus enracinés, au moins 80% des répondants étaient favorables à la libéralisation.
« Ce que nous observons est un changement générationnel, » explique Christine Westermann, consultante en boissons alcoolisées basée à Toronto. « Les consommateurs sont habitués à tout commander en ligne maintenant. Ils ne comprennent pas pourquoi ils peuvent commander du vin de Californie ou de France, mais pas de Niagara ou de l’Okanagan. »
Les autorités provinciales des alcools ont évoqué des préoccupations concernant la perte de revenus, l’accès des mineurs et la possibilité de contourner les systèmes de taxation provinciaux. Cependant, les défenseurs soulignent les modèles réussis en Colombie-Britannique, en Saskatchewan et en Nouvelle-Écosse comme preuve que ces préoccupations peuvent être résolues grâce à des exigences appropriées d’enregistrement et de déclaration.
« La technologie existe pour vérifier l’âge, percevoir les taxes appropriées et suivre les expéditions, » note Wilson. « Le véritable obstacle est la volonté politique de moderniser un système qui date des années 1920. »
Certains progrès ont eu lieu grâce à des initiatives comme le Groupe de travail sur les boissons alcoolisées établi dans le cadre de l’Accord de libre-échange canadien. En 2019, les provinces ont convenu d’augmenter les limites d’exemption personnelles pour l’alcool transporté à travers les frontières provinciales à des fins personnelles. Mais l’expédition directe aux consommateurs – la méthode la plus bénéfique pour les petits producteurs – reste largement restreinte.
Au-delà des impacts économiques, il y a des considérations culturelles. Les vins, bières et spiritueux canadiens reflètent le terroir et les traditions régionales. L’impossibilité de partager ces produits à l’échelle nationale fragmente le patrimoine culturel du Canada et limite l’appréciation des spécialités régionales.
« Nous célébrons ‘l’achat local’ et ‘soutenons le Canada’, pourtant nos réglementations rendent presque impossible pour la plupart des Canadiens d’accéder aux produits locaux d’autres provinces, » dit Connor. « Ce ne sont plus des produits de luxe – ce sont des expressions de l’identité canadienne et de l’artisanat. »
Alors que la pression monte de la part des consommateurs et des producteurs, les gouvernements provinciaux font face à des appels croissants pour harmoniser les réglementations. La prochaine réunion des premiers ministres offre un moment potentiellement décisif pour les défenseurs de la réforme.
La question représente un curieux paradoxe dans le fédéralisme canadien : une nation avec des accords de libre-échange couvrant le globe maintient des barrières à l’intérieur de ses propres frontières auxquelles la plupart des citoyens s’opposent. Reste à voir si ce soutien public écrasant se traduira par un changement politique significatif.
Une chose semble certaine – les Canadiens considèrent de plus en plus ces restrictions comme des reliques anachroniques qui desservent autant les consommateurs que les producteurs dans une économie numérique connectée. L’élan pour le changement n’a jamais été aussi fort.