Suite à la dernière vague d’augmentations tarifaires imposées par le président Trump, le corps diplomatique canadien a lancé une offensive tous azimuts vers les marchés européens, signalant ce qui pourrait devenir un changement permanent dans la dynamique commerciale nord-américaine.
Je suis arrivé à Ottawa hier alors que le premier ministre Justin Trudeau réunissait son équipe de conseillers économiques pour ce qu’un haut fonctionnaire a décrit comme des « discussions de réalignement stratégique ». L’ambiance dans la capitale reflète une détermination plutôt qu’une panique, bien que les enjeux n’aient jamais été aussi élevés.
« Nous avons déjà fait face au protectionnisme américain auparavant, mais cette fois-ci, c’est différent », m’a expliqué Dominique LeBlanc, ministre canadien de la Sécurité publique, avec qui j’ai brièvement parlé à l’extérieur du Parlement. « Le facteur d’imprévisibilité signifie que nous devons diversifier notre économie non pas temporairement, mais structurellement. »
Les augmentations tarifaires — 25 % sur l’aluminium canadien et 30 % sur l’acier — représentent les barrières commerciales les plus élevées entre les pays voisins depuis les différends commerciaux de 2018-2019. Ce qui distingue la situation actuelle, c’est le pivot immédiat du Canada vers les partenaires européens plutôt que la poursuite de négociations prolongées avec Washington.
Selon les données de Statistique Canada, les exportations destinées aux États-Unis représentent près de 75 % des exportations totales du Canada, créant une vulnérabilité économique devenue de plus en plus intenable à mesure que les relations commerciales se détériorent. Dans les 48 heures suivant l’annonce de la Maison-Blanche, les représentants commerciaux canadiens avaient planifié des rencontres à Bruxelles, Berlin et Paris.
Lors d’une séance à huis clos à laquelle j’ai assisté avec des parties prenantes de l’industrie au Club Rideau, Mary Ng, ministre du Commerce international, a présenté des chiffres préliminaires suggérant que rediriger seulement 15 % des exportations actuellement destinées aux États-Unis vers les marchés européens pourrait compenser environ 40 % des pertes projetées dues aux nouveaux tarifs. Le calcul est logique sur papier, mais sa mise en œuvre présente d’importants défis logistiques.
« Nous envisageons une période d’adaptation de trois ans », a déclaré Marc Garneau, ancien ministre des Transports et conseiller spécial actuel sur le commerce international. « Les routes maritimes, l’harmonisation réglementaire, les spécifications des produits — tout cela ne change pas du jour au lendemain. Mais nous avons déjà jeté des bases solides grâce à l’AECG. »
L’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’UE, entré provisoirement en vigueur en 2017, élimine 98 % des tarifs douaniers entre les parties. Jusqu’à présent, les entreprises canadiennes n’avaient pas pleinement exploité son potentiel, mais cela semble changer rapidement.
Dans le quartier manufacturier de Montréal, j’ai visité Aluminex Inc., un producteur de composants en aluminium de taille moyenne dont le portefeuille d’exportation était concentré à 90 % sur les États-Unis jusqu’à l’année dernière. La PDG Christine Beaumont m’a montré leurs lignes de production nouvellement agrandies, spécifiquement conçues pour répondre aux normes européennes.
« Nous avons commencé à diversifier après les premiers tarifs imposés par l’administration Trump », a expliqué Beaumont alors que nous passions devant des ouvriers qui adaptaient les machines. « À l’époque, c’était une assurance. Maintenant, c’est une question de survie. »
La Commission européenne a répondu positivement aux ouvertures du Canada. Selon des documents d’information internes partagés avec moi par un responsable commercial de l’UE, la Commission prépare un protocole accéléré pour accueillir l’augmentation des importations canadiennes, particulièrement dans les domaines de l’aluminium, des produits forestiers et des biens agricoles.
« Le timing fonctionne pour les deux parties », a noté Elmar Brok, ancien président de la Commission des affaires étrangères du Parlement européen. « L’Europe a besoin de partenaires commerciaux fiables alors que nous réduisons notre dépendance vis-à-vis de certaines importations stratégiques de Chine et de Russie. Le Canada représente un alignement de valeurs et une sécurité des ressources. »
Les marchés financiers l’ont remarqué. Le dollar canadien a initialement chuté de 2,3 % face au dollar américain suite à l’annonce des tarifs, mais s’est redressé en quelques jours à mesure que les nouvelles des initiatives commerciales européennes se répandaient. L’investissement européen dans le développement des ressources canadiennes a augmenté de 18 % au cours du dernier trimestre, selon les données de la Banque Royale du Canada.
Pour les communautés à travers le Canada, cette réorientation commerciale présente des perspectives mitigées. À Hamilton, en Ontario, où la production d’acier reste centrale pour l’économie locale, l’anxiété des travailleurs est palpable malgré les assurances gouvernementales.
« L’Europe achète aussi de l’acier, mais pas encore le nôtre », a déclaré Jorge Mendes, un sidérurgiste de troisième génération que j’ai interviewé à l’extérieur de Dofasco Steel. « La reconversion prend du temps, et personne n’explique qui paiera nos hypothèques pendant cette ‘période d’adaptation’ dont ils parlent tant. »
Le gouvernement canadien a annoncé un programme de soutien à l’industrie de 2,8 milliards de dollars, mais les représentants syndicaux le critiquent, le jugeant insuffisant. Au-delà des préoccupations économiques immédiates, le réalignement diplomatique suggère un changement plus profond dans le positionnement international du Canada.
« Nous assistons à l’accélération d’un processus qui a commencé il y a des années », a expliqué Roland Paris, ancien conseiller en politique étrangère du premier ministre Trudeau et professeur d’affaires internationales à l’Université d’Ottawa. « Le Canada se conçoit de plus en plus comme une puissance transatlantique plutôt que principalement nord-américaine. »
Cette redéfinition a des implications significatives pour les arrangements de sécurité continentale, l’harmonisation réglementaire, et même l’identité culturelle dans un pays historiquement défini par sa relation avec son voisin du sud.
Alors que le soir tombait sur Ottawa hier, j’ai observé des fonctionnaires du commerce travaillant tard au siège des Affaires mondiales, cartographiant les contingences de la chaîne d’approvisionnement et préparant des documents d’information pour un nombre sans précédent de missions diplomatiques européennes. L’énergie ne suggérait pas une gestion de crise, mais quelque chose de plus délibéré — un pays qui reconfigure méthodiquement son système circulatoire économique.
Que ce pivot représente une manœuvre tactique temporaire ou le début d’un réalignement historique dépendra non seulement des prochaines décisions de Washington, mais aussi de la réussite des entreprises canadiennes à s’adapter aux cultures commerciales et aux environnements réglementaires européens. Pour l’instant, le Canada indique clairement que la diversification économique est passée du stade de la planification d’urgence à celui de la mise en œuvre active.
Depuis Ottawa, une chose est certaine : la carte économique nord-américaine est en train d’être redessinée, indépendamment de ce qui se passera lors du prochain cycle électoral américain.