L’odeur des produits frais et l’agitation des acheteurs du week-end au Marché Jean-Talon de Montréal masquent une mission plus profonde qui se déroule en coulisses. À l’approche de l’hiver, les responsables du marché se sont associés à des organismes communautaires locaux pour répondre à une préoccupation croissante : l’insécurité alimentaire qui touche des milliers de personnes à travers la ville.
« Nous voyons des familles faire des choix impossibles entre chauffer leur maison ou mettre de la nourriture sur la table », explique Sophie Tremblay, directrice des opérations au Marché Jean-Talon. « Notre partenariat ne concerne pas seulement les dons, mais la création de solutions alimentaires durables pour les Montréalais vulnérables. »
L’initiative, lancée le mois dernier, relie les surplus de produits du marché aux cuisines communautaires et banques alimentaires à travers l’île. Ce qui rend ce programme unique, c’est son accent sur les options fraîches et nutritives plutôt que sur les dons non périssables typiques qui dominent les programmes d’aide alimentaire.
Le moment ne pourrait être plus critique. Selon Moisson Montréal, la plus grande banque alimentaire de la ville, les demandes d’aide alimentaire d’urgence ont augmenté de 24 % depuis 2021. L’organisme sert maintenant plus de 567 000 personnes par mois, dont environ un quart sont des enfants.
Pierre Desrochers, marchand du marché, participe depuis le premier jour. « Avant, je jetais au moins 15 % de mes produits chaque semaine—des aliments parfaitement bons qui ne se vendaient tout simplement pas », explique-t-il en arrangeant de vibrantes présentations de carottes et pommes de terre locales. « Maintenant, cette nourriture va directement aux familles qui en ont besoin, et je dors mieux en sachant que rien n’est gaspillé. »
L’initiative aborde plusieurs défis simultanément. Au-delà de la lutte contre la faim, elle s’attaque au gaspillage alimentaire, une préoccupation environnementale importante. L’Association des banques alimentaires du Québec estime que près de 60 % de tous les aliments produits dans la province sont gaspillés, alors qu’un ménage sur huit vit l’insécurité alimentaire.
Fatima Hassan, organisatrice communautaire, coordonne les collectes trois fois par semaine. « Ce qui est magnifique avec ce programme, c’est la dignité qu’il procure », note-t-elle. « Les bénéficiaires ne reçoivent pas seulement des produits emballés, ils cuisinent avec les mêmes ingrédients de qualité vendus aux clients du marché. »
L’équipe de Hassan transforme les produits recueillis en repas préparés dans des cuisines communautaires à travers des quartiers comme Parc-Extension et Saint-Henri, où les taux d’insécurité alimentaire demeurent obstinément élevés. Ils distribuent également des trousses d’ingrédients frais avec des fiches de recettes traduites en six langues pour refléter la diversité des communautés montréalaises.
L’initiative a attiré l’attention des responsables municipaux. La mairesse de Montréal, Valérie Plante, a récemment souligné le programme lors d’une réunion du conseil sur la durabilité urbaine. « Cela représente le type de collaboration communautaire dont nous avons besoin—une collaboration qui soutient nos plus vulnérables tout en répondant aux objectifs climatiques par la réduction du gaspillage alimentaire », a déclaré Plante.
Mais des défis persistent. La logistique de transport, les limitations de stockage et la nature saisonnière des produits locaux présentent des obstacles continus. L’équipe recherche maintenant du financement pour acheter des véhicules réfrigérés et élargir les capacités de stockage frigorifique dans les centres communautaires participants.
La nutritionniste locale, Dre Carmen Rodriguez, fait du bénévolat chaque semaine, développant des recettes qui maximisent la valeur nutritionnelle tout en respectant les préférences alimentaires culturelles. « La sécurité alimentaire ne concerne pas seulement les calories, mais aussi la nutrition et l’adéquation culturelle », souligne-t-elle. « Ce que nous faisons ici honore les deux. »
L’initiative a déjà distribué plus de 2 800 kilogrammes de produits frais depuis septembre, mais les organisateurs reconnaissent que cela effleure à peine la surface des besoins. Des plans sont en cours pour étendre ce modèle à d’autres marchés publics de la ville, y compris les marchés Atwater et Maisonneuve d’ici le début de l’année prochaine.
Pour des bénéficiaires comme Diane Côté, mère monoparentale de trois enfants vivant à Hochelaga-Maisonneuve, le programme a transformé l’alimentation de sa famille. « Avant, j’achetais ce qui était le moins cher—souvent des aliments transformés qui dureraient plus longtemps », dit-elle. « Maintenant, mes enfants mangent des légumes que je ne pouvais jamais me permettre. Ils sont même enthousiastes à propos du brocoli, si vous pouvez le croire. »
Alors que l’hiver rigoureux de Montréal approche, la directrice du marché, Tremblay, reconnaît que le programme fera face à son test le plus important. « La production locale ralentit considérablement, mais la faim ne prend pas de congé saisonnier », dit-elle. « Nous travaillons avec des producteurs en serre et explorons des ateliers de conservation pour étendre notre impact toute l’année. »
L’initiative représente un changement dans la façon de penser l’insécurité alimentaire—passant d’une réponse d’urgence vers la souveraineté alimentaire communautaire. En reliant directement les systèmes alimentaires locaux aux populations vulnérables, les organisateurs espèrent bâtir des quartiers plus résilients qui peuvent mieux faire face aux défis économiques et environnementaux.
Pour des marchands comme Desrochers, le programme le reconnecte avec l’objectif fondamental de la nourriture. « Je suis un agriculteur de cinquième génération », réfléchit-il, regardant à travers le corridor animé du marché. « Mes grands-parents seraient fiers de voir que rien n’est gaspillé et que tout le monde est nourri. Parfois, les anciennes valeurs sont les plus sensées pour résoudre les problèmes d’aujourd’hui. »