Alors que des groupes industriels américains accusent le Canada de violer les termes d’un accord commercial crucial concernant les importations de produits laitiers, les tensions montent dans ce qui devait être une affaire réglée selon l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM).
Ce dernier chapitre du différend laitier met en lumière tant la fragilité des relations commerciales nord-américaines que l’importance politique démesurée des secteurs agricoles dans les relations bilatérales. Ayant couvert des différends commerciaux sur plusieurs continents, je suis frappé par la constance avec laquelle le secteur laitier demeure un point de friction dans une relation canado-américaine par ailleurs solide.
« Nous avons vu ce schéma se répéter depuis la première négociation de l’ALENA, » m’a confié Alison Thompson, analyste de politique commerciale à l’Institut Peterson d’économie internationale, lors de notre entretien la semaine dernière. « La protection canadienne de son secteur laitier par la gestion de l’offre continue de frustrer les producteurs américains qui y voient un potentiel de marché inexploité. »
Le conflit porte sur l’administration canadienne des contingents tarifaires (CT) pour les produits laitiers. Les groupes laitiers américains, dont la Fédération nationale des producteurs de lait et le Conseil américain d’exportation de produits laitiers, affirment que les politiques canadiennes limitent délibérément l’accès au marché pour les produits laitiers américains malgré les engagements de l’ACEUM.
Selon le bureau du Représentant américain au commerce, l’approche de mise en œuvre du Canada réserve effectivement de grandes portions des allocations de contingents aux transformateurs canadiens plutôt qu’aux détaillants et distributeurs plus susceptibles d’importer des produits américains. L’impact a été significatif – les exportations laitières américaines vers le Canada n’ont atteint que 979 millions de dollars en 2022, bien en deçà des projections faites lors de la signature de l’accord.
Lors de mon récent reportage dans la région laitière du Wisconsin, la frustration était palpable. Dave Merkel, producteur laitier de troisième génération opérant à 450 kilomètres de la frontière canadienne, m’a confié : « Nous nous sommes battus pour cet accord. À quoi sert un accord si l’autre partie trouve des moyens de contourner les engagements pris? »
Le différend a déjà traversé une première procédure formelle de règlement. En janvier 2022, un panel de règlement des différends de l’ACEUM a statué contre le système canadien d’allocation des contingents. Bien que les responsables canadiens insistent sur le fait qu’ils ont apporté les ajustements nécessaires, les représentants de l’industrie américaine affirment que les changements étaient cosmétiques plutôt que substantiels.
« Il ne s’agit pas de technicalités, mais d’accès au marché explicitement négocié, » m’a déclaré Jaime Castañeda du Conseil américain d’exportation de produits laitiers lors d’un entretien téléphonique. « Le Canada a accepté des conditions spécifiques qui permettraient un accès progressif à leur marché, et ils contournent délibérément ces conditions. »
Le gouvernement canadien maintient qu’il a pleinement mis en œuvre la décision du panel. Marie-Claude Bibeau, ministre canadienne de l’Agriculture, a défendu l’approche de son pays en déclarant : « Notre système de gestion de l’offre soutient les agriculteurs canadiens et assure la stabilité dans les communautés rurales. Nous avons apporté les changements requis tout en protégeant l’intégrité de notre secteur laitier. »
Derrière ces échanges diplomatiques se cache une réalité économique complexe. Le système canadien de gestion de l’offre pour les produits laitiers existe depuis des décennies, contrôlant la production nationale tout en imposant des tarifs élevés sur les importations pour maintenir la stabilité des prix pour les producteurs canadiens. Le système soutient environ 10 800 fermes laitières à travers le Canada, selon les données d’Agriculture et Agroalimentaire Canada.
Pour les États-Unis, avec leur industrie laitière plus importante et davantage orientée vers l’exportation, ces protections représentent des opportunités perdues. Le secteur laitier américain génère environ 753 milliards de dollars d’impact économique annuel et soutient plus de 3 millions d’emplois, selon l’Association internationale des aliments laitiers.
Le différend laitier illustre les défis de mise en œuvre des accords commerciaux, même entre alliés proches. Lorsque j’ai couvert les négociations de l’ACEUM en 2018-2019, le secteur laitier figurait parmi les dernières questions les plus litigieuses à être résolues. L’accord, qui a remplacé l’ALENA en 2020, était censé offrir une certitude aux entreprises nord-américaines.
Ce qui rend ce différend particulièrement significatif est son potentiel à déclencher des tensions commerciales plus larges. Le bureau du Représentant américain au commerce a indiqué qu’il pourrait envisager des mesures d’application supplémentaires si le problème reste non résolu, y compris potentiellement des tarifs ciblés sur les produits canadiens.
« Les différends commerciaux ont tendance à s’étendre au-delà de leur portée initiale, » a expliqué Dr. Jennifer Walsh, professeure de droit commercial international à l’Université Georgetown. « Ce qui commence comme une plainte spécifique sur les quotas laitiers peut rapidement s’intensifier si les pressions politiques s’accentuent d’un côté ou de l’autre. »
Pour les consommateurs des deux pays, les implications restent limitées pour l’instant. Les prix des produits laitiers canadiens demeurent stables mais plus élevés que leurs équivalents américains, tandis que les consommateurs américains ne ressentent que peu d’impact direct du différend.
Cependant, si le conflit s’intensifie jusqu’à des mesures de représailles, les conséquences économiques pourraient s’étendre à d’autres secteurs. Lors de précédentes tensions commerciales entre les pays, les tarifs ont affecté tout, de l’acier et l’aluminium au bois d’œuvre et aux produits manufacturés.
Le différend reflète également des questions plus larges sur la souveraineté économique dans les accords commerciaux. Près de la Colline du Parlement à Ottawa le mois dernier, j’ai observé des producteurs laitiers manifester contre ce qu’ils appelaient « l’ingérence étrangère » dans la politique agricole canadienne.
« Il ne s’agit pas seulement de lait et de fromage, » m’a dit l’organisatrice de la manifestation Marie Tremblay. « Il s’agit de savoir si les Canadiens peuvent déterminer nos propres systèmes alimentaires ou si les accords commerciaux signifient abandonner le contrôle sur la façon dont nous produisons ce que nous mangeons. »
Alors que les deux nations se préparent à d’éventuelles procédures supplémentaires de règlement des différends, cette affaire rappelle que les accords commerciaux, aussi complets soient-ils, contiennent souvent des ambiguïtés qui font surface lors de leur mise en œuvre. Ayant couvert des différends similaires dans l’UE, en Asie du Sud-Est et dans les Amériques, j’ai observé à quelle fréquence les protections agricoles deviennent les questions les plus insolubles dans des relations commerciales par ailleurs réussies.
Les mois à venir détermineront si ce différend peut être résolu par les mécanismes existants de l’ACEUM ou s’il nécessitera une intervention politique de plus haut niveau. Avec des responsables canadiens et américains qui se positionnent déjà pour leurs audiences nationales respectives, trouver une solution mutuellement acceptable pourrait s’avérer difficile, même si la relation commerciale plus large reste solide.