Dans un modeste bureau à deux pas de la rue Bay, Sarah Chen, directrice d’une entreprise manufacturière torontoise, examine les dernières projections de coûts avec une grimace. Son entreprise de pièces automobiles, qui fournit des composants aux usines d’assemblage en Ontario et au Michigan, fait face à une nouvelle réalité économique. « Il y a cinq ans, les tarifs douaniers étaient à peine évoqués lors de nos réunions stratégiques, » me confie-t-elle. « Maintenant, ils influencent chacune de nos décisions. »
L’expérience de Chen reflète ce qui se passe dans tout le paysage économique canadien. L’ère du commerce relativement sans friction semble définitivement révolue, remplacée par ce que les économistes décrivent de plus en plus comme un environnement « tarifaire normal ». Pour les entreprises canadiennes qui naviguent déjà entre l’inflation, les pénuries de main-d’œuvre et les bouleversements technologiques, c’est une variable supplémentaire dans une équation de plus en plus complexe.
Les chiffres racontent une histoire convaincante. Depuis 2018, le Canada a fait face à des tarifs sur l’aluminium et l’acier, des mesures de rétorsion contre les produits américains, et maintenant de potentiels nouveaux tarifs de la part de la prochaine administration américaine. Selon les données du ministère des Finances, les entreprises canadiennes ont payé plus de 1,2 milliard de dollars en coûts supplémentaires liés aux tarifs l’année dernière.
« Nous assistons à un changement fondamental dans l’architecture du commerce mondial, » explique Dr. James Brander, économiste à l’Université de la Colombie-Britannique. « Le Canada a bâti son économie moderne en supposant que les barrières commerciales continueraient de s’abaisser. Cette hypothèse n’est plus valable. »
Les secteurs les plus exposés à ces défis représentent l’épine dorsale de l’économie d’exportation du Canada. L’industrie automobile, qui représente environ 10% du PIB manufacturier du pays selon Statistique Canada, est particulièrement vulnérable avec ses chaînes d’approvisionnement transfrontalières profondément intégrées. Un seul composant de véhicule peut traverser la frontière canado-américaine plusieurs fois avant l’assemblage final.
Les producteurs d’aluminium dans la région du Saguenay au Québec, les fabricants d’acier à Hamilton et les exportateurs agricoles des prairies se retrouvent tout aussi exposés. Les analyses de la Banque du Canada suggèrent que ces secteurs pourraient faire face à des réductions de croissance de 0,3 à 0,7% par an dans des scénarios de tarifs soutenus.
Ce qui rend la situation actuelle particulièrement difficile, c’est son imprévisibilité. « Dans les différends commerciaux précédents, il y avait au moins une certaine clarté concernant les règles du jeu, » affirme Goldy Hyder, président du Conseil canadien des affaires. « L’environnement actuel est caractérisé par des changements politiques soudains et des calculs politiques qui rendent la planification exceptionnellement difficile. »
Cette incertitude se répercute sur les décisions d’investissement. Une récente enquête d’Exportation et développement Canada a révélé que 38% des exportateurs canadiens ont retardé des investissements en capital, citant spécifiquement l’incertitude commerciale. 22% supplémentaires ont déclaré explorer activement la relocalisation de leur production pour minimiser l’exposition transfrontalière.
Mais le tableau n’est pas uniformément sombre. Certaines entreprises canadiennes trouvent des opportunités dans l’adversité.
Prenez Precision ADM, basée à Winnipeg, qui a réoutillé ses capacités de fabrication avancée pour servir les marchés nationaux de dispositifs médicaux après avoir fait face à des pressions tarifaires sur ses composants aérospatiaux. « Nous avons réalisé que nous devions diversifier à la fois notre gamme de produits et notre orientation géographique, » explique le PDG Martin Petrak. « Cela nous a forcés à devenir plus résilients. »
De même, Nexterra Systems de Vancouver, qui produit des systèmes de gazéification de biomasse, a intensifié son attention sur les marchés européens et asiatiques. « Quand les États-Unis sont devenus moins prévisibles en tant que partenaire commercial, nous avons accéléré le développement de marchés ailleurs, » explique leur vice-président du développement des affaires.
Ce processus d’adaptation n’est pas unique au Canada mais représente un recalibrage mondial autour du commerce. L’Organisation mondiale du commerce rapporte que les mesures restrictives au commerce parmi les pays du G20 ont atteint leur niveau le plus élevé depuis le début des mesures en 2012.
Pour les décideurs politiques canadiens, le défi est particulièrement aigu étant donné qu’environ 75% des exportations du pays vont aux États-Unis, selon Données sur le commerce en direct. La diversification est discutée depuis longtemps mais reste obstinément difficile à réaliser.
« La géographie est en quelque sorte un destin, » admet l’ancien sous-ministre du Commerce Simon Kennedy. « Nous partageons un continent avec la plus grande économie du monde. Cette relation sera toujours primordiale, même si nous recherchons des opportunités ailleurs. »
Le gouvernement fédéral a répondu avec des programmes de soutien ciblés, notamment le Fonds stratégique pour l’innovation de 2 milliards de dollars destiné aux entreprises confrontées à des perturbations commerciales. De plus, des accords commerciaux comme l’AECG (avec l’Europe) et le PTPGP (avec les nations du Pacifique) offrent des marchés alternatifs, bien que les taux d’utilisation restent inférieurs aux attentes.
« De nombreuses petites et moyennes entreprises ne comprennent toujours pas pleinement comment tirer parti de ces accords, » note Corinne Pohlmann de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante. Son organisation constate que seulement environ 27% des PME canadiennes qui pourraient bénéficier de ces accords les utilisent réellement.
Pour les consommateurs, l’environnement tarifaire se traduit directement par des prix plus élevés. Les économistes de la Banque Royale estiment que les augmentations de prix induites par les tarifs ont ajouté environ 350 $ aux dépenses annuelles du ménage canadien moyen. Cela survient à un moment où l’inflation a déjà mis à rude épreuve les budgets familiaux.
En regardant vers l’avenir, les entreprises canadiennes semblent s’installer dans une tension commerciale prolongée plutôt que d’attendre un retour rapide aux normes précédentes. Cela signifie des changements fondamentaux dans la façon dont les entreprises fonctionnent.
« Nous constatons un intérêt accru pour le rapatriement ou la délocalisation de proximité de la production, » explique Dennis Darby des Manufacturiers et Exportateurs du Canada. « Les entreprises privilégient la résilience de la chaîne d’approvisionnement plutôt que la pure efficacité, ce qui signifie souvent des coûts plus élevés mais une plus grande stabilité. »
Les investissements technologiques jouent également un rôle important dans les stratégies d’adaptation. Les systèmes de gestion de la chaîne d’approvisionnement alimentés par l’IA aident les entreprises à modéliser les impacts tarifaires et à identifier des alternatives. Pendant ce temps, l’automatisation réduit le contenu en main-d’œuvre des produits, changeant parfois la classification et le traitement tarifaires.
Pour des dirigeants comme Sarah Chen, la voie à suivre implique à la fois des ajustements tactiques et un repositionnement stratégique. Son entreprise a investi dans des logiciels de simulation pour tester différents scénarios d’approvisionnement, tout en développant simultanément des produits à contenu de propriété intellectuelle plus élevé qui commandent des prix premium indépendamment des environnements tarifaires.
« Nous ne pouvons pas contrôler la politique commerciale mondiale, » dit Chen, « mais nous pouvons contrôler notre façon d’y répondre. »
Cette nouvelle normalité exige une réévaluation fondamentale de la façon dont les entreprises canadiennes calculent les risques et les opportunités. Les entreprises qui prospéreront seront probablement celles qui intégreront de la flexibilité dans leurs opérations tout en développant des capacités uniques qui transcendent les simples avantages de coûts.
Alors que les Canadiens s’adaptent à ce paysage changeant, une chose devient claire : l’ère où l’on tenait pour acquises des frontières relativement ouvertes est révolue. À sa place émerge une approche plus complexe et plus gérée du commerce qui remodelera la structure économique du Canada pour les années à venir.
Le défi n’est plus seulement de résister à la tempête immédiate, mais de développer les capacités pour naviguer dans une économie mondiale de plus en plus imprévisible. Pour une nation commerçante comme le Canada, cela pourrait s’avérer être le défi économique déterminant de cette décennie.