Les relations refroidies entre Washington et Ottawa se sont étendues au-delà des corridors diplomatiques pour atteindre un domaine inattendu – le marché des spiritueux. Le whiskey américain, le bourbon et autres liqueurs connaissent leur plus forte baisse des ventes canadiennes depuis près d’une décennie, les experts pointant vers une interaction complexe entre les tensions commerciales, l’évolution des préférences des consommateurs et les perturbations persistantes du marché héritées de la pandémie.
« Nous observons une baisse des expéditions de spiritueux américains vers le Canada de presque 17% par rapport à l’année précédente, » explique Danielle Eddy, analyste de marché au Conseil des spiritueux distillés. « C’est significatif quand on considère que le Canada a historiquement été notre deuxième plus grand marché d’exportation après l’Union européenne. »
Ce ralentissement survient dans un contexte de détérioration des relations commerciales suite à la décision du Canada de maintenir les tarifs sur le whiskey et le bourbon américains dans le cadre des différends en cours concernant l’acier, l’aluminium et le bois d’œuvre. Contrairement à l’Union européenne, qui a abandonné des tarifs de représailles similaires en 2021, la taxe canadienne de 25% continue d’entraver les distillateurs américains cherchant à s’étendre vers le nord.
Au Kensington Wine Market de Toronto, le gérant David Michiels a observé ce changement de première main. « Nos clients se tournent de plus en plus vers le whisky artisanal canadien, les options japonaises, et même les single malts écossais émergents plutôt que vers les produits américains traditionnels, » explique Michiels en réapprovisionnant des étagères qui autrefois mettaient en avant le bourbon du Kentucky. « Il y a cinq ans, nous ne pouvions pas garder Buffalo Trace en stock. Maintenant, il reste plus longtemps sur nos tablettes. »
L’Agence des services frontaliers du Canada rapporte que les volumes d’importation de spiritueux américains ont diminué d’environ 21% en valeur au premier trimestre 2024 par rapport à la même période l’année dernière. Les données de Statistique Canada confirment qu’il s’agit de la baisse annuelle la plus importante depuis 2016.
Au-delà des tarifs, les observateurs de l’industrie soulignent l’évolution des habitudes de consommation canadiennes. Le mouvement « achetez local » a gagné un élan considérable, particulièrement chez les jeunes consommateurs. Un récent sondage Angus Reid a révélé que 67% des buveurs canadiens de moins de 40 ans privilégient désormais les spiritueux produits localement dans leurs décisions d’achat – une hausse par rapport aux 41% de 2019.
« On assiste à une renaissance du whisky canadien, » note Davin de Kergommeaux, auteur de « Canadian Whisky: The New Portable Expert« . « Les distilleries artisanales dans des endroits comme la Colombie-Britannique et l’Ontario créent des produits de classe mondiale qui remportent des prix internationaux. Les consommateurs estiment qu’ils n’ont plus besoin de regarder au sud de la frontière pour trouver des spiritueux bruns de qualité. »
Les facteurs économiques jouent également un rôle. Avec l’inflation persistante qui comprime les budgets des ménages, de nombreux Canadiens sont devenus plus sensibles aux prix. La combinaison des tarifs et des taux de change défavorables a poussé les spiritueux américains vers des tranches de prix plus élevées, les rendant moins compétitifs face aux alternatives nationales.
Les implications vont au-delà des indicateurs commerciaux. Les tensions culturelles entre les pays voisins ont subtilement influencé les choix des consommateurs, selon Dr. Sylvain Charlebois, directeur du Laboratoire des sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie.
« Les choix alimentaires et de boissons reflètent souvent le sentiment géopolitique, » affirme Charlebois. « Nous avons documenté des tendances similaires avec d’autres produits pendant des périodes de tension bilatérale. Il ne s’agit pas nécessairement de boycott conscient, mais les consommateurs ont tendance à exprimer leur patriotisme à travers leurs décisions d’achat en période de friction internationale. »
Les distillateurs américains, particulièrement les producteurs de taille moyenne, en ressentent l’impact. La distillerie Wilderness Trail au Kentucky signale une baisse de 32% des commandes canadiennes par rapport à l’année dernière. « Le Canada était notre marché de croissance, » explique le cofondateur Shane Baker. « Nous avons dû réorienter notre stratégie d’exportation vers l’Asie et l’Amérique latine pour compenser. »
La situation a attiré l’attention des responsables commerciaux américains. Dans une récente déclaration, le Bureau du représentant américain au commerce a noté que l’élimination des barrières aux exportations de spiritueux américains demeure « une priorité dans les discussions en cours avec les homologues canadiens. »
Tous les segments ne souffrent pas également. Les produits américains haut de gamme et ultra-premium ont montré plus de résilience, suggérant que la fidélité aux marques parmi les consommateurs aisés reste quelque peu isolée des tendances plus larges du marché. Les éditions limitées de distilleries établies comme Maker’s Mark et Woodford Reserve continuent de bien se vendre malgré des prix plus élevés.
Les analystes de l’industrie prédisent que le marché pourrait commencer à se stabiliser d’ici la fin 2024 si les tensions commerciales plus larges s’apaisent. L’élection présidentielle américaine à venir pourrait potentiellement réinitialiser les discussions commerciales bilatérales, bien que les experts préviennent que les différends profondément enracinés concernant le bois d’œuvre et les produits laitiers ne se résoudront probablement pas rapidement.
Pour l’instant, les distillateurs américains adaptent leurs stratégies canadiennes – en mettant l’accent sur les offres premium, en s’appuyant sur des partenariats avec la culture des cocktails, et en explorant des opportunités de co-branding avec des producteurs canadiens. Certains envisagent même d’établir des installations de production au nord de la frontière pour contourner complètement les tarifs.
Alors que les diplomates et les représentants commerciaux poursuivent leurs négociations, l’industrie des spiritueux sert de rappel puissant que les relations internationales ont un impact direct sur les choix quotidiens des consommateurs – parfois mesurés en doigts de whiskey plutôt qu’en poignées de main entre officiels.