Les étagères de produits laitiers de votre supermarché local peuvent sembler ordinaires, mais elles sont en réalité l’épicentre de l’une des batailles commerciales les plus persistantes en Amérique du Nord. Les fermes laitières canadiennes, avec leurs granges rouges emblématiques qui parsèment les paysages ruraux du Québec à la Colombie-Britannique, sont devenues le centre improbable d’un affrontement économique transfrontalier qui dure depuis plus longtemps que certains mariages hollywoodiens.
Les producteurs laitiers américains, particulièrement ceux des états comme le Wisconsin et New York, font pression depuis des années sur leur gouvernement pour ouvrir ce qu’ils considèrent comme un marché laitier protectionniste canadien. La frustration est palpable chez les producteurs américains qui voient un potentiel inexploité juste de l’autre côté de la frontière.
« Nous menons cette bataille depuis des décennies, » affirme Tom Vilsack, secrétaire américain à l’Agriculture, qui a fait du différend laitier une pierre angulaire de la politique commerciale agricole. « Les restrictions canadiennes coûtent aux agriculteurs laitiers américains des centaines de millions en exportations potentielles. »
Au cœur de ce désaccord se trouve le système canadien de gestion de l’offre – un arrangement complexe qui contrôle la production, fixe les prix et impose des tarifs pouvant atteindre 300 % sur les importations de produits laitiers. Ce système, établi dans les années 1970, garantit aux agriculteurs canadiens des prix stables pour leur lait, indépendamment des fluctuations du marché.
Les producteurs canadiens défendent farouchement cette approche. Pierre Lampron, président des Producteurs laitiers du Canada, insiste sur le fait que le système « assure la sécurité alimentaire et des revenus équitables pour les fermes familiales » tout en fournissant aux Canadiens des produits laitiers de haute qualité. La ferme laitière canadienne moyenne – typiquement familiale et considérablement plus petite que les exploitations industrielles américaines – produit quotidiennement l’équivalent du lait d’environ 85 vaches.
L’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM), qui a remplacé l’ALENA en 2020, était censé apaiser les tensions en accordant aux producteurs américains un plus grand accès au marché laitier canadien. L’accord comprenait des dispositions obligeant le Canada à créer de nouveaux contingents tarifaires spécifiquement pour les produits laitiers américains, permettant potentiellement des millions en nouvelles exportations.
Mais la mise en œuvre s’est avérée litigieuse. Les responsables commerciaux américains soutiennent que le Canada n’a pas respecté ses engagements, pointant du doigt la façon dont les licences d’importation sont attribuées. Selon le système canadien, une part importante de ces licences va aux transformateurs canadiens plutôt que directement aux détaillants qui pourraient importer davantage de produits américains.
Un panel de règlement des différends de l’ACEUM a tranché en faveur des États-Unis en janvier 2022, jugeant que la mise en œuvre du Canada était incompatible avec l’accord. Le Canada a modifié son approche, mais les responsables américains restent insatisfaits des changements, arguant qu’ils n’améliorent pas significativement l’accès au marché.
Les données de Statistique Canada montrent que les importations de produits laitiers en provenance des États-Unis ont augmenté d’environ 8 % après la mise en œuvre de l’ACEUM – un gain, mais bien en deçà de ce que les producteurs américains anticipaient. Pendant ce temps, les économistes de la Banque du Canada notent que les prix des produits laitiers du pays continuent d’augmenter plus rapidement que l’inflation globale, suggérant une pression concurrentielle limitée des importations.
Les enjeux financiers sont considérables. L’industrie laitière américaine estime qu’un accès complet au marché canadien pourrait générer plus d’un milliard de dollars en nouvelles exportations annuellement. Pour les producteurs canadiens, cependant, une concurrence accrue menace un système qui a maintenu environ 10 000 fermes laitières économiquement viables malgré la volatilité du marché mondial.
Au-delà de l’économie, le différend reflète des questions plus profondes sur les politiques agricoles et la souveraineté alimentaire. Les agriculteurs laitiers canadiens mettent en avant leurs normes environnementales et leurs réglementations sur le bien-être animal comme justification de protection. « Notre système assure une production durable sans les subventions gouvernementales massives que reçoivent les agriculteurs américains, » soutient Mathieu Frigon, PDG de l’Association des transformateurs laitiers du Canada.
Les producteurs américains rétorquent que les consommateurs canadiens paient le prix du protectionnisme. « Les familles canadiennes dépensent près de 500 $ de plus annuellement en produits laitiers que les Américains en raison de la gestion de l’offre, » affirme Jaime Castaneda du Conseil américain d’exportation des produits laitiers, citant des recherches de l’Université de Calgary.
Pour les Canadiens ordinaires, le différend se manifeste le plus visiblement dans les villes frontalières, où certains traversent régulièrement aux États-Unis pour acheter des produits laitiers moins chers – une pratique techniquement illégale mais rarement sanctionnée pour de petites quantités. La différence de prix est frappante : un gallon de lait coûte souvent 30-40 % plus cher à Toronto qu’à Buffalo.
L’impasse a des implications plus larges pour les relations commerciales nord-américaines. Katherine Tai, représentante américaine au Commerce, a signalé que la résolution du différend laitier demeure une priorité, tandis que les responsables canadiens maintiennent qu’ils ont respecté leurs obligations en vertu de l’accord.
Alors que les deux pays se préparent pour le premier examen formel de l’ACEUM en 2026, l’accès aux produits laitiers figurera probablement en bonne place dans les négociations. Certains experts commerciaux suggèrent que le différend préfigure les tensions à venir dans d’autres secteurs agricoles et services numériques.
Pour les consommateurs des deux côtés de la frontière, les mécanismes commerciaux complexes se traduisent par des réalités quotidiennes : le prix du fromage pour une soirée pizza en famille, la durabilité des communautés rurales et des questions sur qui détermine la véritable valeur de la nourriture.
Ce qui a commencé comme un différend sur les quotas laitiers a évolué vers quelque chose de plus fondamental – un cas test sur la façon dont les pays voisins équilibrent les principes de libre-échange et les priorités agricoles nationales à une époque où l’accent est de plus en plus mis sur la sécurité alimentaire et la résilience des chaînes d’approvisionnement.
Comme l’a dit un producteur laitier du Wisconsin, « Il ne s’agit pas seulement de vendre plus de fromage au Canada. Il s’agit de savoir si les accords commerciaux créent réellement les conditions équitables qu’ils promettent. »