En me tenant au cœur du marché ByWard d’Ottawa par une fraîche matinée d’août, j’observe Jason Moreau, un gérant de SAQ de 44 ans, qui réorganise ses étagères. Les whiskys et bourbons américains—autrefois en vedette—occupent maintenant le rang du bas, tandis que les spiritueux canadiens et européens trônent à hauteur des yeux.
« Ça a commencé par quelques demandes éparses des clients au printemps dernier, » me confie Moreau, en désignant les bouteilles de Jack Daniel’s et Jim Beam qui accumulent la poussière. « Au début de l’été, nous avons vu les ventes chuter de moitié. Maintenant? Les alcools américains restent ici jusqu’à ce qu’on les solde. »
Cette scène se répète partout au Canada, où les exportations d’alcool américain ont chuté de plus de 60% depuis janvier, selon les données publiées hier par le département du Commerce américain. L’effondrement représente une perte estimée à 418 millions de dollars pour les producteurs américains jusqu’en juillet 2025, les fabricants de bourbon et de whisky du Tennessee étant les plus touchés.
La cause? Un boycott populaire qui a débuté avec des mots-clics comme #NonAuxAlcoolsUS et #Spiritueux100%Canadiens s’est transformé en un mouvement économique durable affectant tout, du bourbon du Kentucky aux vins californiens.
« Ce n’est pas qu’une protestation symbolique—ça a de véritables conséquences économiques, » explique Dr. Élise Lamarche, économiste spécialisée en commerce à l’Université de Toronto. « Ce qui rend ce boycott particulièrement efficace, c’est sa concentration dans une seule catégorie d’exportation à forte marge où les alternatives sont facilement disponibles. »
Les données du Conseil des spiritueux distillés montrent que les exportations de whisky américain vers le Canada—qui avaient augmenté constamment pendant 15 années consécutives—ont diminué de 64% au premier semestre 2025. Des producteurs majeurs comme Brown-Forman Corporation, fabricant de Jack Daniel’s, ont déjà émis des avertissements sur leurs résultats, citant la « contraction inattendue et sévère » du marché canadien.
Le boycott découle des relations bilatérales de plus en plus tendues suite aux controversés tarifs américains sur l’aluminium et l’acier canadiens mis en œuvre en février, couplés aux renégociations litigieuses des accords sur les droits des eaux transfrontalières affectant la région des Grands Lacs. Ce qui a commencé comme un différend commercial s’est transformé en quelque chose de culturellement plus significatif.
« Nous nous sommes toujours définis en partie par nos différences avec les Américains, » affirme Thomas Clark, un client que je rencontre dans une SAQ du Quartier de la Distillerie à Toronto, où une bannière « Fièrement Canadien » est accrochée en évidence. « Mais cette fois, c’est différent—plus délibéré. Je suis passé au Gibson’s Finest, et honnêtement, je le préfère maintenant. »
Le gouvernement canadien a soigneusement évité d’approuver le boycott tout en lançant simultanément une campagne « Connaissez Vos Spiritueux » qui promeut les producteurs nationaux. Cette stratégie a dopé les distilleries canadiennes, avec des entreprises comme Crown Royal signalant une augmentation de 28% des ventes domestiques.
Lors de ma visite à la distillerie Forty Creek à Grimsby, en Ontario, les lignes de production tournaient en horaires prolongés pour répondre à la demande. « Nous avons embauché 38 nouveaux employés depuis avril, » explique Samantha Williams, directrice des opérations, en me guidant à travers un entrepôt rempli de fûts de chêne. « Nous voyons des clients qui n’avaient jamais envisagé le whisky canadien auparavant. »
Le mouvement s’est étendu au-delà des spiritueux. Selon l’Institut du Vin, les exportations de vin américain vers le Canada ont chuté de 48% au deuxième trimestre. Les vignerons californiens, qui ont investi massivement dans le marketing auprès des consommateurs canadiens au cours de la dernière décennie, sont particulièrement préoccupés par la perte de parts de marché durement gagnées.
« Une fois que les consommateurs établissent de nouvelles habitudes d’achat, elles sont difficiles à changer, » prévient Martin Reynolds, directeur marketing chez Constellation Brands, qui produit des boissons américaines et canadiennes. « Nous réorientons nos budgets marketing vers notre portefeuille canadien car nous ne voyons pas cette tendance s’inverser rapidement. »
L’efficacité du boycott tient en partie au système de distribution d’alcool contrôlé par le gouvernement canadien, qui rend les données de vente très visibles. Les sociétés des alcools provinciales en Ontario, au Québec et en Colombie-Britannique ont signalé des baisses de ventes de spiritueux américains dépassant 70% dans certaines catégories.
Les producteurs américains répondent par des baisses de prix et un marketing accru, mais avec un succès limité. « Les rabais ne résolvent pas le problème fondamental, » admet William Newsome, directeur des exportations pour un groupe de distilleries du Kentucky, lors d’un entretien téléphonique. « Il s’agit du sentiment des consommateurs, pas de leur sensibilité au prix. »
Les analystes économiques prédisent des impacts durables. Un rapport de la Banque de Montréal estime que le boycott pourrait réduire définitivement la part de marché américaine dans le marché canadien des spiritueux de 5,6 milliards de dollars de 15 à 20 points de pourcentage, même après la normalisation des relations.
Pour les petits producteurs américains, les enjeux sont particulièrement élevés. « Le Canada représentait 40% de notre activité internationale, » affirme Rebecca Walden, cofondatrice d’une distillerie artisanale dans l’État de Washington. « Nous avons dû licencier trois personnes et retarder nos plans d’expansion. »
De retour à Ottawa, je visite la Colline du Parlement, où la ministre des Finances Carolyn Bennett navigue prudemment entre les questions sur le mouvement des consommateurs. « Les Canadiens prennent leurs propres décisions d’achat, » déclare-t-elle diplomatiquement. « Notre gouvernement se concentre sur l’assurance de pratiques commerciales équitables et le soutien à nos industries nationales. »
À la tombée de la nuit, je rejoins un groupe de professionnels dans un bar populaire du quartier Mile End à Montréal. Le barman, Philippe Tremblay, sert exclusivement des cocktails canadiens. « Il y a un an, j’avais peut-être cinq whiskys canadiens, » dit-il en montrant une étagère désormais garnie de plus de vingt options domestiques. « Maintenant, les clients demandent spécifiquement des spiritueux canadiens. C’est devenu une question de fierté. »
Reste à savoir si ce changement de comportement des consommateurs représente une protestation temporaire ou un réalignement permanent. Mais en parcourant les Cantons-de-l’Est du Québec le lendemain, je remarque qu’une petite distillerie a accroché une nouvelle enseigne: « Votre choix compte. Merci de choisir local.«
Pour les producteurs américains qui espèrent un rapide retour à la normale, ce sentiment pourrait bien s’avérer l’obstacle le plus difficile à surmonter.
