Après des années de lutte contre l’augmentation des réglementations, les grandes compagnies de tabac font un virage inattendu : elles plaident maintenant pour des règles plus strictes sur les produits de vapotage. Cette motivation ne vient pas d’une soudaine préoccupation pour la santé publique, mais plutôt d’un pivot stratégique visant à protéger leurs parts de marché face à une vague de concurrents non réglementés.
Ce changement tactique des géants du tabac survient alors que les produits de vapotage illégaux continuent de s’emparer de segments importants du marché à travers l’Amérique du Nord. Au Canada seulement, les produits de vapotage illicites représentent maintenant environ 30% du marché total, selon les estimations récentes du Conseil canadien de l’industrie des dépanneurs.
« Nous voyons les grandes compagnies de tabac emprunter une page du manuel de l’industrie de l’alcool à l’époque de la prohibition, » explique Dr. Anita Srivastava, chercheuse en santé publique à l’Université de Toronto. « Elles disent essentiellement : ‘Si vous ne pouvez pas vaincre la réglementation, utilisez-la à votre avantage concurrentiel.' »
Imperial Tobacco Canada et British American Tobacco ont récemment intensifié leurs efforts de lobbying à Ottawa, faisant pression pour l’application des réglementations existantes plutôt que de s’y opposer. Leur argument se concentre sur la sécurité des consommateurs et la protection des recettes fiscales – des thèmes qui trouvent écho auprès des régulateurs, peu importe qui les évoque.
Éric Gagnon, vice-président des affaires corporatives et réglementaires chez Imperial Tobacco Canada, m’a confié lors d’une récente entrevue que les vapoteuses non réglementées créent des conditions de marché inéquitables. « Nous investissons des millions pour nous conformer aux exigences de Santé Canada tandis que ces opérateurs illégaux ne paient aucune taxe d’accise et ignorent les limites de concentration de nicotine, » a expliqué Gagnon. « Ce n’est pas seulement une concurrence déloyale – c’est dangereux pour les consommateurs. »
L’ampleur du problème est considérable. Santé Canada a saisi plus de 400 000 produits de vapotage illégaux au cours de la dernière année, mais cela ne représente qu’une fraction de ce qui entre sur le marché. De nombreux produits contiennent des niveaux de nicotine dépassant largement la limite canadienne de 20 mg/ml, certains atteignant le triple de cette concentration.
Ce virage réglementaire fait écho aux développements aux États-Unis, où JUUL – autrefois le symbole de la résistance à la surveillance de la FDA – soutient désormais activement les systèmes de vérification d’âge et les restrictions de marketing. La position de l’entreprise a radicalement changé après avoir fait face à des milliards en règlements juridiques et vu sa part de marché s’éroder au profit de concurrents réglementés et d’alternatives du marché noir.
Des incitatifs financiers motivent cet enthousiasme réglementaire nouvellement découvert. Les compagnies de tabac ont investi massivement dans des infrastructures de vapotage conformes, dépensant des milliards en recherche, fabrication et systèmes de distribution qui respectent les règles existantes. Ces investissements ne sont rentables que si les concurrents doivent suivre les mêmes parcours réglementaires coûteux.
« C’est cynique mais efficace, » note le professeur Timothy Dewhirst, qui étudie le marketing du tabac à l’Université de Guelph. « Les entreprises établies ont le capital nécessaire pour absorber les coûts de conformité qui pourraient faire faillir les petits concurrents. La réglementation devient un fossé concurrentiel. »
La stratégie s’étend au-delà de l’Amérique du Nord. Au Royaume-Uni, Japan Tobacco International a récemment lancé une campagne soulignant les dangers des vapoteuses illicites, tandis que Philip Morris International a fait pression pour des réglementations standardisées dans les marchés européens où elle opère.
Les critiques demeurent sceptiques quant aux motivations de l’industrie. « Ce sont les mêmes entreprises qui ont caché des preuves sur les risques sanitaires des cigarettes pendant des décennies, » déclare Michael Perley, ancien directeur de la Campagne ontarienne d’action contre le tabac. « Leur principale préoccupation est le profit, pas la santé publique. »
Pourtant, même les sceptiques reconnaissent que l’alignement temporaire des intérêts de l’industrie et des régulateurs pourrait bénéficier aux consommateurs. Des responsables de Santé Canada ont exprimé en privé leur frustration concernant les ressources limitées pour l’application des lois, rendant potentiellement précieuse la coopération de l’industrie.
Cette stratégie changeante révèle un calcul pragmatique. Alors que les ventes de cigarettes traditionnelles continuent leur déclin régulier – chutant de 15% au Canada depuis 2019 – les compagnies de tabac ont besoin de systèmes alternatifs d’administration de nicotine pour soutenir leurs modèles d’affaires. Protéger ces investissements signifie s’assurer que tous les acteurs du marché jouent selon les mêmes règles.
Les propriétaires de petites boutiques de vapotage voient la situation différemment. « Les grandes entreprises veulent des réglementations qu’elles ont aidé à concevoir et que les petits acteurs ne peuvent pas se permettre de mettre en œuvre, » affirme Raj Dhillon, qui exploite trois boutiques indépendantes de vapotage dans la région du Grand Toronto. « Elles parlent de sécurité des consommateurs, mais il s’agit d’éliminer la concurrence. »
Le débat s’intensifie alors que Santé Canada envisage des réglementations supplémentaires, y compris d’éventuelles restrictions sur les saveurs qui restructureraient davantage le marché. En coulisses, les dirigeants des compagnies de tabac soutiennent qu’une réglementation excessive pousserait plus de consommateurs vers des produits illégaux, tandis que les défenseurs de la santé publique réclament des mesures plus strictes pour réduire l’adoption par les jeunes.
Ce qui est clair, c’est que le paysage du vapotage a évolué au-delà du simple narratif de réglementation versus liberté qui dominait les premiers débats. La réalité d’aujourd’hui reflète un réseau complexe de préférences des consommateurs, de stratégies d’entreprise et de défis réglementaires.
Alors que cette partie d’échecs réglementaire se poursuit, une réalité demeure constante : lorsque les grands fabricants de tabac embrassent soudainement la réglementation, il vaut la peine de regarder au-delà de la rhétorique de santé publique pour comprendre la stratégie commerciale sous-jacente. Le nouvel enthousiasme réglementaire de l’industrie ne vise pas à changer sa nature – il s’agit de survivre dans un paysage changeant où la conformité elle-même devient un avantage concurrentiel.