La lettre est tombée comme un pavé dans la mare à Ottawa la semaine dernière. Signée par 31 des avocats spécialisés en commerce international les plus éminents du Canada, elle délivrait un message sans équivoque : le système canadien d’application des règles commerciales est défaillant, et les conséquences économiques pourraient être graves si rien ne change.
Alors que les fabricants luttent contre la concurrence des importations à bas prix et la complexité des chaînes d’approvisionnement mondiales, cette coalition d’experts juridiques a appelé le gouvernement fédéral à renforcer les unités responsables de l’application des recours commerciaux et des enquêtes sur les pratiques déloyales.
« Nous considérons cela comme un signal d’alarme », explique Cyndee Todgham Cherniak, avocate spécialisée en commerce chez LexSage qui a dirigé cette initiative. « Quand un groupe diversifié d’avocats qui s’opposent habituellement dans les différends commerciaux s’unissent de cette façon, cela signale un problème systémique qui transcende les cas individuels. »
L’urgence derrière cette lettre découle de ce que les praticiens décrivent comme un sous-financement et un manque de personnel chroniques dans les agences fédérales clés, particulièrement la Direction des programmes commerciaux et antidumping de l’Agence des services frontaliers du Canada. Cette unité enquête sur les allégations d’entreprises étrangères qui vendent des produits sur le marché canadien à des prix artificiellement bas ou qui bénéficient de subventions gouvernementales injustes.
« C’est comme un arbitre sans sifflet », explique Brenda Swick, spécialiste des recours commerciaux chez Cassels Brock & Blackwell. « Nous avons les règles sur papier, mais sans capacité d’application adéquate, elles sont largement symboliques. »
Les enjeux économiques dépassent largement les technicités juridiques. Pour les fabricants canadiens qui font face à des producteurs étrangers, surtout ceux de pays aux industries soutenues par l’État, l’application efficace des règles commerciales représente un enjeu existentiel.
« Quand de l’acier ou de l’aluminium étranger est vendu sur notre marché en dessous du coût de production, ce n’est pas de la concurrence équitable – c’est une distorsion du marché », souligne un cadre supérieur d’un producteur canadien d’acier qui a demandé l’anonymat pour parler franchement. « Cela coûte des emplois canadiens et mine notre capacité industrielle. »
Cette initiative s’inscrit dans un paysage commercial mondial en pleine mutation. Le système de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce reste partiellement paralysé, tandis que des économies majeures comme les États-Unis ont considérablement renforcé leurs mécanismes d’application des règles commerciales. Le Département du Commerce américain et la Commission du commerce international fonctionnent avec des budgets et un personnel nettement plus importants que leurs homologues canadiens.
« Les Américains ont investi massivement dans leur système de recours commerciaux », observe Lawrence Herman, avocat chevronné en commerce international chez Cassidy Levy Kent. « Pendant ce temps, la capacité du Canada a effectivement diminué par attrition et contraintes budgétaires. »
La lettre des avocats recommande spécifiquement d’augmenter les ressources pour la Direction des programmes commerciaux et antidumping de l’ASFC et d’élargir la Direction des enquêtes en matière de recours commerciaux d’Affaires mondiales Canada. Mais les recommandations vont au-delà des simples augmentations de personnel.
Les signataires préconisent la création d’un service spécialisé de poursuites commerciales, inspiré d’unités similaires aux États-Unis et dans l’Union européenne. Un tel service fournirait une expertise juridique spécialisée pour soutenir des enquêtes complexes en matière d’antidumping et de droits compensateurs.
La concurrence internationale n’est pas le seul défi. La lettre souligne comment des exportateurs étrangers de plus en plus sophistiqués ont appris à contourner les ordonnances canadiennes en matière de recours commerciaux par des modifications mineures de produits ou des transbordements via des pays tiers.
« Nous voyons des cas où des marchandises soumises à des droits antidumping commencent soudainement à arriver de pays sans capacité de fabrication préalable dans ce secteur », explique Jesse Goldman, avocat spécialisé en recours commerciaux chez Borden Ladner Gervais. « Ce n’est pas une coïncidence – c’est du contournement, et nous avons besoin de meilleurs outils pour y faire face. »
Ce qui rend cette action collective remarquable est l’étendue des signataires. La lettre rassemble des avocats qui représentent généralement des intérêts opposés – des défenseurs des industries canadiennes cherchant une protection aux représentants d’importateurs et de producteurs étrangers.
Pour les fabricants canadiens, particulièrement dans des secteurs comme l’acier, l’aluminium et les biens industriels, les enjeux ne pourraient être plus élevés. Ces industries emploient des milliers de personnes à travers le pays et forment l’épine dorsale de nombreuses économies régionales.
« Il ne s’agit pas de protectionnisme », insiste Catherine Cobden, présidente de l’Association canadienne des producteurs d’acier. « Il s’agit de s’assurer que les règles sur lesquelles tout le monde s’est mis d’accord sont effectivement appliquées. Quand elles ne le sont pas, ce sont nos travailleurs et nos communautés qui en paient le prix. »
Ce débat touche à des questions plus larges concernant la politique industrielle du Canada et sa souveraineté économique. Alors que les tensions géopolitiques remodèlent les schémas commerciaux mondiaux, les pays du monde entier réévaluent comment ils protègent leurs industries stratégiques.
« Il y a une reconnaissance croissante que la théorie du libre-échange pur ne tient pas compte du capitalisme d’État et des politiques commerciales stratégiques employées par certains de nos principaux partenaires commerciaux », note Dan Ciuriak, ancien économiste en chef adjoint à Affaires mondiales Canada.
Reste à voir si cette alliance inhabituelle d’avocats incitera à l’action. Mais leur initiative souligne un consensus croissant sur le fait que l’approche du Canada en matière d’application des règles commerciales nécessite une modernisation si le pays espère maintenir sa base industrielle dans une économie mondiale de plus en plus complexe.