La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a récemment rendu une décision qui envoie un message inquiétant aux Canadiens investissant dans la cryptomonnaie : les plateformes pourraient ne pas être tenues responsables lorsque les utilisateurs sont victimes de fraude, même dans les cas de pertes financières dévastatrices.
La semaine dernière, la cour a rejeté l’appel de Jane Doe (nom protégé par une interdiction de publication), qui a perdu toutes ses économies et la valeur nette de sa maison après avoir été manipulée par des escrocs se faisant passer pour des conseillers en investissement. Malgré avoir hypothéqué sa maison et transféré environ 670 000 $ en cryptomonnaie à des fraudeurs via une importante plateforme d’échange, la cour a déterminé que la plateforme n’avait aucune responsabilité.
« L’échange a fonctionné exactement comme prévu, » a écrit le juge Patrice Abrioux dans la décision unanime. « Bien que profondément regrettables, les pertes de l’appelante découlent de ses propres décisions de transférer des fonds vers des portefeuilles contrôlés par les fraudeurs. »
L’affaire a débuté en 2021 lorsque Doe, une travailleuse de la santé de 43 ans, a été contactée via les réseaux sociaux par des individus prétendant représenter une entreprise d’investissement légitime. Au fil de plusieurs mois, ils ont gagné sa confiance grâce à ce qui semblait être de petits investissements réussis, la persuadant finalement d’investir des montants plus substantiels.
J’ai examiné le jugement de 32 pages, qui révèle la nature sophistiquée du stratagème. Les fraudeurs ont créé des sites web dupliqués convaincants imitant des plateformes de trading légitimes, avec des graphiques professionnels et des données de performance falsifiées. Ils ont guidé Doe tout au long du processus d’obtention de plusieurs prêts sur sa résidence principale et d’achat de cryptomonnaie via une grande plateforme d’échange canadienne.
« Ces plateformes fonctionnent sous un cadre réglementaire qui se concentre principalement sur la prévention du blanchiment d’argent plutôt que sur la protection des consommateurs, » explique Vanessa Ellis, avocate spécialisée en droits numériques à l’Association canadienne des libertés civiles. « Les consommateurs ne réalisent souvent pas qu’ils sont essentiellement livrés à eux-mêmes une fois que les fonds quittent leur compte. »
La décision de la cour s’est appuyée sur les conditions d’utilisation, que Doe avait électroniquement signées lors de la création de son compte. L’accord stipulait explicitement que la plateforme fonctionnait simplement comme un intermédiaire et n’assumait aucune responsabilité pour les transactions une fois celles-ci complétées.
Selon les documents judiciaires, la plateforme avait signalé plusieurs transactions de Doe comme potentiellement suspectes mais les a autorisées à se poursuivre après qu’elle ait confirmé qu’elles étaient intentionnelles. Les fraudeurs l’avaient préparée sur la façon de répondre à ces vérifications de sécurité.
Le Dr Michael Chen, chercheur en cybersécurité au Citizen Lab de l’Université de Toronto, m’a confié que cette décision met en évidence une dangereuse lacune dans le paysage canadien de protection financière numérique. « Nous assistons à un parfait mélange d’ambiguïté réglementaire, de techniques criminelles sophistiquées et de plateformes conçues pour privilégier les transactions sans friction plutôt que la sécurité des consommateurs. »
Les statistiques du Centre antifraude du Canada montrent que les arnaques liées aux cryptomonnaies ont augmenté de 213 % depuis 2020, avec des pertes dépassant 75 millions de dollars en 2024 seulement. La perte médiane par victime s’élève à environ 20 000 $, mais les cas impliquant la valeur nette d’une propriété, comme celui de Doe, peuvent être catastrophiquement plus élevés.
La cour a reconnu l’impact dévastateur sur Doe, qui a depuis déclaré faillite et emménagé chez des membres de sa famille. Cependant, le juge Abrioux a souligné qu’étendre la responsabilité des plateformes « modifierait fondamentalement la nature des échanges de cryptomonnaie » et pourrait les rendre non viables au Canada.
Ryan Clements, professeur de droit des valeurs mobilières à l’Université de Calgary, estime que la décision expose la nécessité d’une réforme réglementaire. « En ce moment, nous avons un système où les plateformes bénéficient des avantages de faciliter ces transactions tout en supportant presque aucun des risques, » a-t-il déclaré lors de notre entretien téléphonique. « Cela crée un déficit important en matière de protection des consommateurs. »
La défense de la plateforme s’est centrée sur l’argument qu’elle fournissait simplement l’infrastructure pour les transferts de cryptomonnaie et n’avait aucun moyen de déterminer si les destinataires étaient légitimes. Leurs conditions d’utilisation stipulaient explicitement que les utilisateurs assument l’entière responsabilité de vérifier la légitimité de toute transaction.
J’ai obtenu des copies des avertissements de sécurité présentés à Doe durant ses transactions. Ils comprenaient des mises en garde générales sur l’irréversibilité et les risques de fraude, mais les critiques soutiennent que ces avertissements sont typiquement enfouis dans de longs accords d’utilisation ou présentés quand les utilisateurs sont déjà engagés à compléter les transactions.
La décision survient à un moment où les régulateurs financiers canadiens développent de nouveaux cadres pour la surveillance des cryptomonnaies. Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières ont proposé de nouvelles lignes directrices plus tôt cette année, mais les défenseurs des consommateurs soutiennent qu’elles n’abordent pas adéquatement la protection contre la fraude.
« Il y a un désalignement fondamental entre la façon dont ces plateformes se présentent aux consommateurs et leurs obligations légales réelles, » a déclaré Ellis. « Elles se commercialisent comme des services financiers sûrs et fiables tandis que leurs conditions d’utilisation les positionnent comme de simples fournisseurs de technologie. »
Pour Doe, la décision met fin à une bataille juridique de trois ans que son avocat a décrite comme « ajoutant l’insulte à l’injure. » Elle a épuisé ses options légales à moins que la Cour suprême du Canada n’accepte d’entendre l’affaire, ce que les experts juridiques considèrent comme improbable étant donné la nature contractuelle du litige.
L’Équipe intégrée d’application de la loi sur les marchés de la GRC continue d’enquêter sur la fraude elle-même, mais la récupération des fonds reste improbable. La cryptomonnaie a été transférée à travers de multiples portefeuilles et probablement convertie en formes non traçables dans les heures suivant les transactions.
Pour l’instant, la décision demeure un rappel sévère que dans le paysage canadien de la cryptomonnaie, le principe de caveat emptor—que l’acheteur soit vigilant—s’applique plus strictement que beaucoup de consommateurs ne le réalisent.