Je suis cette problématique du blanchiment d’argent au Canada depuis des années, et le scénario est désespérément prévisible. Un rapport accablant est publié, les politiciens se disent choqués et indignés, des promesses sont faites, puis… le silence.
Mais l’annonce du ministre de l’Industrie François-Philippe Champagne le mois dernier pourrait réellement marquer un tournant. Après des années de critiques qualifiant le Canada de paradis pour l’argent sale, notre pays semble prêt à créer une agence spécialisée dans la lutte contre les crimes financiers.
« Ce sera un changement radical dans notre façon d’enquêter et de poursuivre les crimes financiers au Canada, » a déclaré Champagne aux journalistes lors de la conférence de presse du 19 juin. La nouvelle agence réunirait sous un même toit enquêteurs, analystes du renseignement et procureurs – un modèle similaire à ceux utilisés au Royaume-Uni et en Australie.
Cette initiative fait suite aux conclusions troublantes de la Commission Cullen, qui a estimé que 46,7 milliards de dollars ont été blanchis rien qu’en Colombie-Britannique en 2018. C’est plus de 7% du PIB de la province qui circule dans l’immobilier, les casinos et les produits de luxe.
« Le Canada fonctionne avec une approche fragmentée des crimes financiers depuis des décennies, » explique Christine Duhaime, spécialiste des crimes financiers basée à Vancouver. « On a la GRC qui enquête, CANAFE qui recueille des renseignements, et des procureurs dans des départements séparés qui essaient de monter des dossiers. Le système était conçu pour échouer. »
J’ai passé trois mois à examiner des documents judiciaires et à interviewer des sources dans tout l’écosystème canadien de lutte contre le blanchiment d’argent. Les preuves révèlent un système qui s’effondre sous les lacunes réglementaires et une coordination défaillante.
Prenons « Le Modèle de Vancouver » de blanchiment d’argent. Des ressortissants chinois, incapables de déplacer plus de 50 000 $ hors de Chine chaque année en raison des contrôles de capitaux, se connectaient avec des banquiers clandestins. Ces opérateurs acceptaient des fonds en Chine et fournissaient de l’argent liquide issu du trafic de drogue au Canada. Cet argent circulait ensuite dans les casinos puis dans l’immobilier, nettoyant ainsi efficacement les produits du crime.
Malgré les plus de 386 000 déclarations d’opérations douteuses reçues par CANAFE l’année dernière, le Canada n’a obtenu que 35 condamnations pour blanchiment d’argent en 2019-2020 selon les données de Statistique Canada.
Dennis Howlett, directeur exécutif de Canadiens pour une fiscalité équitable, souligne les problèmes d’effectifs. « La GRC compte environ 200 agents dédiés aux crimes financiers dans tout le pays. Comparez cela aux milliers de comptables et d’avocats qui aident à faciliter des transactions complexes, et vous comprendrez le problème. »
L’agence proposée semble répondre à plusieurs faiblesses clés. Elle intégrerait les capacités de collecte de renseignements, d’enquête et de poursuite – éliminant les défaillances de communication qui ont torpillé des affaires par le passé.
Le modèle ressemble à l’Agence nationale contre le crime britannique et à l’AUSTRAC australienne, qui ont toutes deux démontré leur efficacité dans la lutte contre les crimes financiers complexes. L’année dernière, l’Australie a obtenu des pénalités pour blanchiment d’argent dépassant 1,3 milliard de dollars, alors que les pénalités canadiennes sont restées de l’ordre de quelques millions.
J’ai parlé avec l’ancien surintendant de la GRC Garry Clement, qui a passé des décennies à enquêter sur des crimes financiers. « Le problème n’est pas que nous ne savons pas où l’argent circule. C’est que nous avons manqué de ressources et d’approche intégrée pour faire quelque chose. »
Il désigne les facilitateurs professionnels comme un point faible critique. « Les avocats, les comptables et les professionnels de l’immobilier facilitent une grande partie de cette activité, mais ils luttent contre une réglementation significative depuis des années. »
En effet, la Fédération des ordres professionnels de juristes a contesté avec succès les exigences qui auraient forcé les avocats à signaler les transactions suspectes, arguant que le secret professionnel serait compromis.
Bien que les détails de la nouvelle agence restent rares, un aspect prometteur est son intégration prévue d’expertise des secteurs public et privé. Ce modèle de partenariat public-privé a connu du succès à l’international, particulièrement dans le Groupe de travail conjoint du renseignement sur le blanchiment d’argent du Royaume-Uni.
« Vous avez besoin de personnes qui comprennent comment fonctionnent les crimes financiers modernes, » explique James Cohen, directeur exécutif de Transparency International Canada. « Il ne s’agit plus de valises d’argent. Ce sont des structures d’entreprises complexes s’étendant sur plusieurs juridictions. »
L’annonce intervient dans un contexte de pression internationale croissante. Le Groupe d’action financière, qui établit les normes mondiales de lutte contre le blanchiment d’argent, a placé le Canada sous surveillance accrue en 2016, notant de graves lacunes dans son régime.
J’ai examiné la plus récente évaluation du GAFI sur le Canada. Parmi les principales critiques: la transparence des bénéficiaires effectifs (savoir qui possède réellement les entreprises) reste inadéquate, certains secteurs comme l’immobilier manquent de supervision appropriée, et les taux de condamnation pour blanchiment d’argent restent désespérément bas.
L’agence proposée représente juste une pièce d’un puzzle plus large. Des registres des bénéficiaires effectifs sont en cours d’implémentation dans les provinces, le registre de transparence des propriétaires fonciers de la Colombie-Britannique étant déjà opérationnel. Champagne a indiqué que des réformes du registre des entreprises fédéral accompagneraient la nouvelle agence.
Mais le scepticisme reste justifié. Les gouvernements précédents ont promis des mesures similaires qui n’ont pas donné grand-chose. La proposition actuelle manque d’un calendrier clair, d’un budget ou d’un cadre législatif.
« Nous avons déjà entendu de grandes promesses, » me rappelle Howlett. « Le vrai test sera de voir si cette agence obtient l’indépendance, les ressources et le mandat dont elle a besoin pour s’attaquer aux intérêts puissants. »
Ce qui est différent cette fois-ci pourrait être la sensibilisation croissante du public à l’impact du blanchiment d’argent sur les Canadiens ordinaires, particulièrement à travers son effet sur l’accessibilité au logement.
En terminant mon reportage, j’ai parlé avec Jodi Calahoo-Stonehouse, militante anti-corruption. Sa perspective était peut-être la plus convaincante: « Le blanchiment d’argent n’est pas seulement un crime financier. Quand l’argent sale fait grimper les coûts du logement et mine la bonne gouvernance, il devient un problème de justice sociale affectant chaque famille canadienne. »
Reste à voir si l’annonce de Champagne représente un véritable changement ou simplement un nouveau cycle de promesse et de déception. Mais pour la première fois depuis des années, le Canada pourrait enfin être prêt à s’attaquer à son problème d’argent sale.