Le rêve d’un été canadien parfait devra peut-être attendre quelques années de plus. Il suffit de demander à Maya Chen, une développeuse de logiciels de 36 ans de Toronto, qui a récemment mis en suspens ses projets d’achat d’un premier chalet sur la Baie Georgienne.
« J’économise depuis cinq ans, mais avec les taux d’intérêt actuels et l’incertitude concernant l’économie de l’année prochaine, je ne me sens pas à l’aise de m’endetter autant maintenant, » explique Chen en sirotant un café dans un bistro du centre-ville. « Mon conseiller financier m’a suggéré d’attendre jusqu’en 2026, quand la situation pourrait se stabiliser. »
Chen n’est pas seule. Selon une nouvelle étude de Deloitte Canada, près de 61% des Canadiens ont reporté au moins un objectif de vie majeur en raison des préoccupations concernant l’instabilité financière prévue jusqu’en 2025. Cette enquête menée auprès de 2 800 ménages canadiens révèle une population de plus en plus méfiante à l’idée de prendre des engagements financiers importants dans un contexte économique difficile.
Les résultats mettent en lumière une tendance inquiétante : les Canadiens mettent leur vie en suspens. Achats immobiliers, changements de carrière, plans de retraite, et même décisions de planification familiale sont reportés alors que les indicateurs économiques envoient des signaux contradictoires sur l’avenir financier du pays.
« Nous observons un phénomène psychologique que j’appelle le ‘gel financier‘, » explique Dr. Alicia Drummond, économiste à l’Université de Toronto. « Même les ménages aux revenus relativement stables reportent leurs décisions importantes par excès de prudence face à ce que 2025 pourrait apporter. »
Cette prudence découle de plusieurs facteurs convergents. Bien que l’inflation se soit quelque peu modérée par rapport à ses sommets de 2022-2023, l’approche prudente de la Banque du Canada en matière de réduction des taux suggère une vigilance continue contre les pressions inflationnistes. Entre-temps, l’accessibilité au logement reste à des niveaux critiques dans les grands centres urbains, et l’endettement des consommateurs continue de peser sur les budgets des ménages.
Le dernier rapport de Statistique Canada sur les dépenses des ménages indique que les achats discrétionnaires ont chuté de 7,3% au deuxième trimestre de 2024 par rapport à la même période l’année dernière. Les articles coûteux comme les véhicules, les électroménagers et les rénovations domiciliaires ont connu des baisses particulièrement marquées.
Pour la famille canadienne moyenne, ces pressions économiques se traduisent par des conversations difficiles autour des tables de cuisine à l’échelle nationale. À Winnipeg, la famille Patel a récemment informé leurs adolescents que leurs projets universitaires pourraient nécessiter des ajustements.
« Nous avons toujours dit à nos enfants qu’ils pourraient aller où ils seraient acceptés, » explique Raj Patel, superviseur de transport en commun. « Mais avec le coût de la vie et l’incertitude concernant l’emploi de ma femme dans l’administration des soins de santé, nous les encourageons à envisager des écoles plus près de chez nous où ils pourront vivre avec nous pour économiser. »
L’incertitude économique est particulièrement difficile pour la communauté des petites entreprises canadiennes, qui a traversé des tempêtes successives depuis 2020. Selon la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), 46% des propriétaires de petites entreprises déclarent reporter leurs plans d’expansion jusqu’après 2025, et 29% envisagent de réduire leurs activités pour traverser d’éventuelles turbulences économiques.
« Les perspectives pour 2025 nous rappellent que la reprise économique n’est pas linéaire, » note Cameron Wilson, économiste en chef du Groupe financier BMO. « Bien que nous ne prévoyions pas une récession sévère, nous anticipons une volatilité continue et des défis sectoriels alors que les tensions commerciales mondiales, les perturbations technologiques et les coûts d’adaptation au climat frappent tous en même temps. »
Cette volatilité anticipée affecte différemment les Canadiens selon les données démographiques et les régions. Le Canada atlantique semble le plus pessimiste, 68% des répondants déclarant avoir reporté leurs projets de vie, tandis que les résidents du Québec font preuve de plus de résilience à 54%. L’écart générationnel est tout aussi révélateur – les milléniaux et les jeunes de la génération X (ceux entre 30 et 45 ans) rapportent les taux les plus élevés d’étapes de vie reportées.
Pour les planificateurs de retraite, les perspectives créent une complexité supplémentaire. Les conseillers financiers signalent que les clients remettent de plus en plus en question le réalisme de leurs calendriers de retraite.
« J’ai de plus en plus de clients qui repoussent leurs dates de retraite de 2 à 3 ans, » explique Mariam Khalil, planificatrice financière certifiée à Vancouver. « Les personnes qui prévoyaient d’arrêter de travailler à 65 ans envisagent maintenant 67 ou 68 ans. La combinaison du risque de longévité et de l’incertitude économique a fondamentalement changé les conversations sur la planification de la retraite. »
Le marché immobilier reflète le plus visiblement cette incertitude. Après des années d’activité frénétique, les transactions immobilières ont considérablement ralenti. Les premiers acheteurs comme Darren et Samantha Lee à Calgary illustrent cette nouvelle approche d’attente.
« Nous avons obtenu une pré-approbation, notre mise de fonds est prête, mais nous restons sur la touche au moins jusqu’à l’année prochaine, » explique Darren. « Notre courtier hypothécaire nous a même recommandé d’attendre la fin de 2025 avant de prendre un tel engagement. »
Cependant, au milieu de la prudence, certains points positifs économiques offrent des raisons d’optimisme mesuré. Le secteur technologique canadien continue de créer des emplois de qualité, les exportations de ressources restent robustes malgré les fluctuations de prix, et le système bancaire du pays démontre une stabilité caractéristique. De plus, les investissements anticipés en infrastructures liés à la transition énergétique pourraient créer une activité économique significative.
Certains experts financiers soutiennent que ce repli collectif peut lui-même créer des opportunités pour les investisseurs et les décideurs contra-cycliques.
« Les périodes d’incertitude créent souvent des rendements asymétriques pour ceux qui sont prêts à prendre des risques calculés, » suggère Frances Moreau, gestionnaire de portefeuille chez RBC Dominion Securities. « La même dynamique s’applique aux décisions de vie – alors que la plupart des Canadiens reportent leurs achats importants, ceux qui vont de l’avant peuvent trouver moins de concurrence et des conditions plus favorables. »
Pour les décideurs politiques, le défi consiste à restaurer la confiance sans créer de nouvelles distorsions économiques. Le gouvernement fédéral a signalé d’éventuelles mesures d’allègement fiscal dans les prochains budgets, tandis que les provinces expérimentent des programmes ciblés pour stimuler des secteurs spécifiques comme la construction de logements et l’énergie propre.
Alors que les Canadiens naviguent dans ces eaux incertaines, la littératie financière devient de plus en plus cruciale. Les organisations communautaires signalent un intérêt croissant pour les ateliers de budgétisation, les programmes de gestion de dette et les ressources de planification à long terme.
De retour à Toronto, Maya Chen n’a pas renoncé à son rêve de chalet – elle a simplement recalibré son calendrier.
« J’utilise cette période d’attente pour renforcer mon fonds d’urgence et mon portefeuille d’investissements, » dit-elle. « Quand j’achèterai finalement ce chalet en 2026 ou 2027, je serai dans une position encore plus forte. »
Pour des millions de Canadiens qui font des calculs similaires, la voie à suivre exige patience, flexibilité et planification minutieuse alors qu’ils attendent les signaux économiques indiquant que le moment est venu de reprendre leurs rêves reportés.