Alors que la politique fédérale reprend après la pause hivernale, un thème récurrent émerge lors de mes rencontres avec le personnel et les initiés du Parti conservateur : la peur.
Derrière la façade publique d’unité du parti, un climat d’appréhension s’est installé dans les rangs conservateurs, selon plusieurs sources qui ont parlé sous couvert d’anonymat par crainte de représailles.
« Nous marchons sur des œufs, » confie un stratège conservateur de niveau intermédiaire qui a travaillé sur plusieurs campagnes. « Il y a ce sentiment que la dissidence équivaut à la déloyauté, même lorsque la critique est constructive. »
Ce changement de culture survient alors que les Conservateurs maintiennent une avance considérable dans les sondages nationaux, avec une récente enquête d’Abacus Data les montrant 13 points de pourcentage devant les Libéraux au pouvoir. Mais l’élan électoral semble avoir intensifié la centralisation du pouvoir plutôt que favorisé un dialogue ouvert.
Selon trois membres actuels du personnel du parti, les décisions passent de plus en plus par un appareil central étroitement contrôlé, avec peu de place pour les contributions régionales ou les débats politiques. Un membre du personnel a décrit avoir vu des collègues « s’autocensurer » lors de réunions pour éviter d’éventuelles répercussions sur leur carrière.
Cela marque une rupture significative avec l’accent traditionnel du parti sur l’implication de la base et la représentation régionale, principes établis lors de la fusion de 2003 entre le Parti progressiste-conservateur et l’Alliance canadienne.
L’ancien ministre conservateur Peter MacKay, cofondateur du parti fusionné, a exprimé son inquiétude face à cette trajectoire lors d’un récent forum politique à l’Université Dalhousie. « La force de notre parti a toujours été le respect des diverses voix conservatrices, » a noté MacKay. « Quand nous perdons cette fondation, nous risquons de devenir quelque chose que nos fondateurs ne reconnaîtraient pas. »
Les effets s’étendent au-delà de la Colline du Parlement. Les associations de circonscription conservatrices à travers le Canada signalent une centralisation croissante des messages et des processus de sélection des candidats. Dans trois circonscriptions de l’Ontario, les réunions de nomination ont été effectivement contournées par des interventions du parti central, selon des membres des associations locales.
« Ils ont demandé notre avis, puis l’ont complètement ignoré, » a déclaré un président d’association de circonscription de l’Alberta rurale, qui a demandé à rester anonyme. « On a l’impression qu’Ottawa nous traite comme des bénévoles de campagne plutôt que comme l’épine dorsale du parti. »
Des documents obtenus grâce à des demandes d’accès à l’information montrent que la salle de guerre centrale du parti a élargi son contrôle opérationnel, avec de nouveaux protocoles exigeant une approbation préalable pour les déclarations des candidats locaux sur des questions allant du logement aux soins de santé.
L’ancien député conservateur James Rajotte, qui a représenté Edmonton-Leduc pendant plus d’une décennie, suggère que cela reflète une tendance politique plus large. « Tous les partis ont évolué vers un contrôle accru des messages, mais un équilibre est nécessaire. Lorsque les membres sentent que leurs voix ne comptent pas, l’organisation en souffre à long terme. »
Cette tension interne soulève une question fondamentale sur l’organisation politique au Canada : le succès électoral nécessite-t-il une discipline stricte des messages, ou dépend-il de l’énergisation de coalitions diverses par un engagement authentique?
Le porte-parole du parti, Jake Enwright, a contesté les caractérisations de discorde interne, déclarant: « Notre parti reste engagé envers l’implication de la base tout en maintenant les standards professionnels que les Canadiens attendent. » Il a souligné le nombre record d’adhésions et le succès des collectes de fonds comme preuves de la santé organisationnelle.
Pourtant, plusieurs initiés décrivent un écart grandissant entre les messages publics et la réalité interne. « Les courriels de collecte de fonds parlent de tenir tête aux élites et de donner une voix aux Canadiens ordinaires, » a déclaré un chercheur conservateur, « mais beaucoup d’entre nous travaillant à l’intérieur du parti ne sentent pas qu’ils ont eux-mêmes cette voix. »
Cette dynamique revêt une importance particulière pour l’élaboration des politiques. La plateforme conservatrice reste en construction, mais plusieurs conseillers politiques rapportent que les positions clés sont élaborées par une petite équipe avec une consultation limitée.
« Des dossiers importants comme la politique climatique et la planification fiscale devraient impliquer une expertise élargie, » a noté un conseiller économique conservateur. « Au lieu de cela, nous voyons des positions développées en isolation, puis présentées comme des faits accomplis. »
Les données de la Chambre des communes montrent que les députés conservateurs votent de plus en plus à l’unisson, avec moins de votes libres autorisés par rapport aux sessions parlementaires précédentes. La discipline du parti, bien qu’importante pour l’efficacité de l’opposition, semble s’être étendue au-delà des questions procédurales vers la conformité idéologique.
Cette situation présente à la fois des opportunités et des risques pour les perspectives électorales conservatrices. Si la discipline des messages aide à présenter un front uni aux électeurs, elle peut aliéner des partisans potentiels qui valorisent les points de vue conservateurs diversifiés.
« La tradition progressiste-conservatrice a toujours mis l’accent sur un débat interne sain, » observe Tom Flanagan, ancien directeur de campagne conservateur et professeur de sciences politiques à l’Université de Calgary. « Les partis ont besoin d’une tension entre centralisation et contribution de la base – trop de l’un ou de l’autre crée des problèmes. »
Comme l’a exprimé un organisateur conservateur du Québec: « Nous avons rejoint ce mouvement parce que nous croyions en la liberté, y compris la liberté de respectueusement être en désaccord. Si nous ne pouvons pas pratiquer cela au sein de notre propre parti, qu’offrons-nous aux Canadiens? »
Le climat interne actuel soulève des questions importantes sur l’avenir du conservatisme canadien. Le succès électoral apportera-t-il une plus grande ouverture ou une centralisation accrue? Le parti peut-il équilibrer la discipline nécessaire avec une véritable démocratie interne?
Pour l’instant, les initiés conservateurs continuent de naviguer dans un paysage complexe où l’avancement professionnel signifie souvent un silence prudent sur les questions sensibles – même s’ils construisent une plateforme ostensiblement axée sur la défense du droit des Canadiens ordinaires à se faire entendre.
En vue d’un changement potentiel de gouvernement, la culture interne du parti pourrait s’avérer aussi conséquente que ses politiques publiques. Après tout, la façon dont les organisations fonctionnent dans l’opposition préfigure souvent leur manière de gouverner.
D’après mes conversations à travers le pays, il est clair que de nombreux conservateurs dévoués espèrent que leur parti trouvera un équilibre qui honore à la fois les impératifs électoraux et les principes démocratiques qu’ils ont rejoint la politique pour défendre.