Les fractures au sein du Parti conservateur du Canada n’ont jamais été aussi visibles ni aussi conséquentes. Le week-end dernier, dans un hôtel du centre-ville d’Ottawa, j’ai observé de près les tensions qui se sont manifestées alors que les dirigeants conservateurs provinciaux et leurs homologues fédéraux naviguaient dans un paysage idéologique de plus en plus complexe.
« Nous représentons un parti à grand chapiteau, » a déclaré le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, à un petit groupe de journalistes. « Mais ce chapiteau a besoin de poteaux solides pour rester debout. »
Ces poteaux — la responsabilité fiscale, la liberté individuelle et l’intervention limitée du gouvernement — ont traditionnellement ancré le conservatisme canadien. Mais le terrain sous leurs pieds change dramatiquement.
Le mouvement conservateur fait face à ce que la politologue Martha Townley, basée à Regina, appelle « une crise d’identité fondamentale. » Lors de notre entretien, elle a expliqué: « Nous voyons deux visions distinctes du conservatisme qui se disputent l’âme du parti. L’une enracinée dans les valeurs canadiennes traditionnelles de modération, l’autre adoptant une approche plus populiste. »
Cette division n’est pas simplement académique. Elle a des implications réelles pour les électeurs canadiens et l’orientation des politiques.
L’ascension de Pierre Poilievre à la tête du parti a accéléré cette remise en question idéologique. Son approche représente une rupture avec le conservatisme mesuré des leaders précédents comme Brian Mulroney ou même Stephen Harper. Lors d’un dîner de collecte de fonds à Calgary le mois dernier, Poilievre a déclaré que « les gardiens et les élites ont laissé tomber les Canadiens ordinaires », un langage qui résonne auprès de l’aile populiste grandissante.
Mais tous les conservateurs ne sont pas à l’aise avec ce virage. L’ancien ministre James Moore a exprimé son inquiétude lors de notre conversation, estimant que l’abandon du conservatisme pragmatique risque d’aliéner les électeurs des banlieues, essentiels à la formation d’un gouvernement. « Gagner des élections au Canada exige toujours la construction de coalitions qui incluent le centre politique, » a noté Moore en sirotant un café à la cafétéria de la Colline du Parlement. « Nous ignorons cette réalité à nos risques et périls. »
Les chiffres confirment l’évaluation de Moore. Les données de sondage d’Abacus Research indiquent que si les messages populistes galvanisent environ 27% des électeurs conservateurs potentiels, ils créent un malaise significatif parmi les 42% qui s’identifient comme conservateurs traditionnels ou modérés.
Cette tension se manifeste le plus visiblement autour de trois enjeux clés.
La politique d’immigration représente peut-être le champ de bataille le plus évident. Lors de la Convention politique conservatrice à Québec, j’ai observé des débats animés entre ceux qui préconisent des contrôles plus stricts et les conservateurs plus traditionnels préoccupés par la croissance économique. La crise actuelle du logement n’a fait qu’intensifier cette discussion.
« L’immigration a bâti ce pays, » a rappelé le premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe, aux délégués durant son allocution. « Mais nous avons besoin d’une approche durable qui respecte à la fois nos traditions et les défis actuels. » Cet exercice d’équilibre reflète la difficulté des leaders conservateurs à élaborer des politiques qui satisfont des circonscriptions concurrentes.
Le changement climatique constitue un autre point d’achoppement. Les conservateurs traditionnels comme l’ancien ministre de l’Environnement Peter Kent favorisent des solutions basées sur le marché qui reconnaissent les réalités climatiques tout en protégeant les intérêts économiques. Pendant ce temps, l’aile populiste remet souvent en question les initiatives climatiques, les considérant comme des impositions élitistes sur les Canadiens qui travaillent.
Lors d’une table ronde sur la politique environnementale, la température de la salle semblait monter en même temps que la rhétorique. « Nous ne pouvons pas sacrifier les emplois du secteur des ressources sur l’autel de l’alarmisme climatique, » a déclaré un député albertain, provoquant à la fois des applaudissements et un malaise visible parmi les représentants urbains de l’Ontario.
Plus fondamentalement peut-être, ces visions conservatrices concurrentes diffèrent dans leur compréhension des institutions. Le conservatisme canadien traditionnel a historiquement respecté les institutions gouvernementales tout en cherchant à les réformer. L’approche populiste présente souvent ces mêmes institutions comme captives d’intérêts particuliers et déconnectées des citoyens ordinaires.
« Les institutions sont importantes, » m’a confié l’ancien sénateur Hugh Segal lors d’un échange réfléchi. « Le conservatisme, dans sa meilleure expression, réforme plutôt qu’il ne rejette nos fondements démocratiques. » À 74 ans, Segal représente une perspective de plus en plus contestée au sein des rangs du parti.
Cette division s’étend au-delà de la politique pour toucher le style de communication et le ton. L’approche populiste favorise un message direct, parfois conflictuel, qui résonne puissamment avec la base. Les conservateurs traditionnels préfèrent généralement une rhétorique plus mesurée qui pourrait séduire une coalition électorale plus large.
Les données de Statistique Canada montrent que ce choix stratégique a des conséquences électorales. Lors des élections fédérales de 2021, le soutien aux conservateurs était le plus fort dans les zones rurales (41%) mais tombait à seulement 29% dans les centres urbains et 34% dans les districts suburbains. Toute voie vers la formation d’un gouvernement nécessite d’améliorer ces chiffres en banlieue.
La dimension régionale de cette division conservatrice ne peut être négligée. Au niveau provincial, le conservatisme des Prairies a adopté des éléments plus populistes, tandis que les leaders conservateurs de l’Ontario et de l’Atlantique ont généralement maintenu des approches plus traditionnelles.
« Ce qui fonctionne en Saskatchewan ne se traduit pas nécessairement à Mississauga, » a observé le stratège conservateur Jaime Watt lors de notre conversation à la Conférence Manning le mois dernier. « Le parti qui pourra combler ces différences régionales tout en maintenant une cohérence idéologique sera celui qui réussira au niveau fédéral. »
Pour les électeurs canadiens ordinaires, ces dynamiques internes conservatrices sont extrêmement importantes. Elles détermineront si le parti offre une alternative gouvernementale qui attire au-delà de sa base ou devient un mouvement de plus en plus factionnalisé.
En me promenant dans le marché Byward d’Ottawa après la conférence, j’ai parlé avec des propriétaires de petites entreprises de leurs préoccupations politiques. La plupart ont exprimé leur frustration envers le gouvernement libéral actuel, mais aussi leur incertitude quant à l’alternative conservatrice.
« Je veux de la responsabilité fiscale sans la colère, » a déclaré Marie Desjardins, propriétaire d’un café. « Peut-on revenir à un conservatisme pratique qui se concentre sur les solutions plutôt que sur les ennemis? »
Sa question capture l’essence du défi auquel font face les conservateurs du Canada. La division entre tradition et populisme définira probablement l’avenir du parti – et potentiellement celui du Canada.
Alors que le Parti conservateur navigue à travers ces tensions, les électeurs canadiens observent attentivement. La résolution de cette lutte identitaire façonnera non seulement l’efficacité de l’opposition mais aussi la nature même du discours politique dans un pays historiquement défini par la modération et le pragmatisme.
Que la tradition ou le populisme l’emporte finalement reste incertain. Ce qui est clair, c’est que le conservatisme canadien se trouve à la croisée des chemins, et que le chemin choisi se répercutera dans notre paysage politique pour les années à venir.