En entrant dans la petite boucherie familiale de l’Est de Vancouver, j’observe Martin Fleischer, propriétaire de troisième génération, qui emballe soigneusement une pièce de bœuf dans du papier kraft. « Mes clients me font confiance pour connaître exactement la provenance de cette viande, » me confie-t-il, ses mains bougeant avec une précision expérimentée. « Mais honnêtement, même moi je ne peux plus être sûr à 100% de ce qui se passe en amont dans la chaîne d’approvisionnement. »
Ce à quoi Martin fait allusion pourrait surprendre de nombreux Canadiens: la viande d’animaux clonés ou de leur progéniture se trouve peut-être déjà dans nos assiettes, et il n’existe aucun moyen pour les consommateurs, ni même pour les détaillants, de le savoir avec certitude.
En 2010, l’Agence canadienne d’inspection des aliments a discrètement déterminé que la viande et le lait provenant d’animaux clonés ne nécessitaient pas d’étiquetage spécial ni d’approbation réglementaire. Ces produits ont été classés comme « aliments nouveaux » mais exemptés du processus d’examen habituellement requis pour de tels aliments. Cette décision a effectivement ouvert les portes du Canada aux produits d’animaux clonés sans aucun mécanisme de traçabilité ni notification aux consommateurs.
« L’approche réglementaire est essentiellement ‘ne demandez pas, ne dites rien’, » explique Dr. Sylvain Charlebois, Directeur principal du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie. « Les autorités canadiennes ont déterminé que les produits d’animaux clonés sont substantiellement équivalents aux produits conventionnels, mais sans étiquetage obligatoire, les consommateurs sont complètement dans l’obscurité quant à savoir si ces produits entrent réellement dans notre système alimentaire. »
La science du clonage animal implique la création d’une copie génétique d’un animal en utilisant un processus appelé transfert nucléaire de cellules somatiques – la même technique utilisée pour créer Dolly la brebis en 1996, premier mammifère cloné au monde. Aujourd’hui, le clonage du bétail cible généralement des animaux primés aux caractéristiques désirables comme une croissance plus rapide ou une production laitière plus élevée.
Lors de ma visite à la ferme laitière d’Émilie Warren dans la vallée du Fraser le mois dernier, elle a exprimé sa frustration face à la situation réglementaire. « Les agriculteurs comme moi qui maintiennent des programmes d’élevage traditionnels font face à une pression croissante pour être compétitifs en termes d’efficacité. Pendant ce temps, nous ignorons si certains producteurs utilisent des animaux clonés ou leur descendance, ce qui pourrait leur procurer des avantages économiques significatifs. »
Santé Canada maintient que la viande et le lait d’animaux clonés ne présentent aucun risque pour les consommateurs. Une étude de 2008 de l’Autorité européenne de sécurité des aliments a également conclu que la nourriture provenant de bovins et de porcs clonés est aussi sûre que celle d’animaux élevés conventionnellement. La Food and Drug Administration américaine est arrivée à la même conclusion cette année-là.
Mais la sécurité n’est pas la seule préoccupation. Un sondage de 2023 réalisé par le Conseil des consommateurs du Canada a révélé que 76% des Canadiens croient avoir le droit de savoir si leur nourriture provient d’animaux clonés, indépendamment des évaluations de sécurité. L’enquête a révélé d’importantes préoccupations éthiques et de bien-être animal parmi les répondants.
« Il y a une question fondamentale d’autonomie du consommateur en jeu, » affirme Dr. Mélissa Denecke, bioéthicienne à l’Université de la Colombie-Britannique. « Même si les organismes de réglementation jugent un aliment sûr, de nombreux consommateurs veulent faire des choix éclairés basés sur leurs propres valeurs concernant la façon dont leur nourriture est produite. »
Le processus de clonage lui-même soulève des questions de bien-être animal. Les animaux clonés connaissent des taux plus élevés de malformations congénitales, de problèmes de santé et de mort prématurée que les animaux élevés conventionnellement. Une étude de 2016 publiée dans le Journal vétérinaire canadien a documenté des taux plus élevés de problèmes respiratoires et de déficiences immunitaires chez les bovins clonés par rapport à leurs homologues conventionnels.
Bien que le clonage direct pour la production alimentaire reste relativement coûteux, un scénario plus probable implique l’utilisation d’animaux clonés comme reproducteurs. Cela signifie que la descendance d’animaux clonés – et non les clones eux-mêmes – entrerait principalement dans la chaîne alimentaire. Selon la réglementation actuelle, cette descendance ne nécessite ni suivi ni étiquetage spécial.
Lorsque j’ai contacté l’Agence canadienne d’inspection des aliments pour clarifier si un suivi des animaux clonés dans l’approvisionnement alimentaire existe, le porte-parole Jacques Martin a déclaré: « Les cadres réglementaires actuels n’obligent pas les producteurs à divulguer l’utilisation de technologies de clonage dans les programmes d’élevage, ni n’imposent le suivi des descendants d’animaux clonés dans la chaîne alimentaire. »
L’absence de systèmes de traçabilité a créé une situation particulière où les régulateurs eux-mêmes ne peuvent pas affirmer avec certitude si les Canadiens consomment des produits dérivés d’animaux clonés. Cette lacune dans les connaissances s’étend à toute la chaîne d’approvisionnement.
La semaine dernière, j’ai parlé avec des responsables des achats de trois grandes chaînes d’épicerie canadiennes. Tous ont confirmé qu’ils n’ont aucun mécanisme pour identifier si les produits carnés pourraient provenir d’animaux clonés ou de leur progéniture. Deux ont refusé d’être nommés en raison de la sensibilité du sujet.
Cette approche réglementaire contraste avec celle de l’Union européenne, qui a effectivement interdit les animaux clonés de la chaîne alimentaire et exige que tous les produits alimentaires dérivés de technologies de clonage subissent des processus d’approbation rigoureux et portent un étiquetage clair.
Pour Martin Fleischer dans sa boucherie de Vancouver, la situation représente une déconnexion plus large entre les consommateurs et la production alimentaire. « Les gens veulent de la transparence. Quand un client me demande d’où vient ce bœuf, il ne s’interroge pas seulement sur la géographie. Il veut savoir comment il a été élevé, ce qu’il a mangé et, oui, comment il est venu au monde. »
En quittant sa boutique, une cliente examinait un rôti, posant des questions détaillées sur son origine. Martin a répondu honnêtement sur la ferme d’où il provenait et les pratiques agricoles qu’il connaissait. Ce qu’il ne pouvait pas lui dire – ce que personne au Canada ne peut actuellement dire aux consommateurs avec certitude – c’est si la lignée de cet animal remonte à un laboratoire plutôt qu’à un élevage conventionnel.
Tant que les réglementations ne changeront pas pour exiger la divulgation et le suivi, les Canadiens continueront à dîner dans l’obscurité quand il s’agit de viande clonée dans leurs assiettes.