Les couloirs tranquilles du siège du CRTC à Ottawa cachent une tempête culturelle qui se prépare. Après des mois d’audiences controversées et des milliers de soumissions publiques, le conseil s’apprête à dévoiler sa définition révisée du « contenu canadien » la semaine prochaine – une décision qui pourrait fondamentalement transformer notre paysage médiatique national.
« Ce que nous observons n’est rien de moins qu’une refonte générationnelle, » explique Maria Cheung, analyste de politique médiatique à l’Université de Toronto. « La dernière mise à jour substantielle de ces définitions remonte aux années 90, quand le streaming n’était même pas envisageable. »
Ce moment crucial survient alors que le ministre du Patrimoine Pablo Rodriguez a souligné à plusieurs reprises la nécessité de modernisation tout en maintenant la souveraineté culturelle canadienne à l’ère numérique. Le ministre a déclaré aux journalistes le mois dernier que « nos histoires méritent une place sur nos écrans, peu importe comment ces écrans sont alimentés.«
L’enjeu va bien au-delà de la terminologie réglementaire. Les nouvelles définitions détermineront quelles productions recevront des crédits d’impôt essentiels, quelles histoires seront racontées et, finalement, ce que signifie « histoires canadiennes » dans l’environnement médiatique fragmenté d’aujourd’hui.
Les initiés de l’industrie identifient trois champs de bataille clés qui ont émergé pendant les consultations. Le premier concerne la question de savoir si les plateformes de diffusion étrangères devraient faire face aux mêmes exigences de contenu canadien que les diffuseurs traditionnels. Netflix et Amazon ont résisté aux propositions exigeant qu’ils investissent 30% de leurs revenus canadiens dans des productions locales.
« Nous investissons déjà considérablement dans des histoires canadiennes qui résonnent mondialement, » a indiqué le directeur des politiques publiques de Netflix Canada dans leur soumission, citant des succès comme « Schitt’s Creek » et la série documentaire « Fire Masters. »
Le deuxième domaine contentieux se concentre sur la définition même de « canadien » dans la production de contenu. Le système de points actuel, qui attribue des crédits pour les réalisateurs, scénaristes et interprètes canadiens, a été critiqué pour privilégier qui fait le contenu plutôt que quelles histoires sont racontées.
La soumission de la cinéaste Sarah Polley au CRTC a mis en évidence cette tension. « J’ai réalisé des films profondément canadiens qui n’ont pas été qualifiés en raison des structures de financement, tout en voyant des productions techniquement ‘canadiennes’ qui auraient pu être tournées n’importe où avec un apport créatif canadien minimal. »
Le troisième champ de bataille concerne la représentation rurale et autochtone. Le mémoire du Collectif cinématographique de Yellowknife a soutenu que « la production centralisée à Toronto et Vancouver a laissé les histoires nordiques et autochtones chroniquement sous-financées et sous-représentées.«
Les données appuient cette préoccupation. Selon un rapport du Conseil des industries culturelles, 73% des dépenses de production de contenu canadien l’année dernière étaient concentrées dans seulement trois centres urbains, malgré les engagements gouvernementaux envers la diversité régionale.
Les petits producteurs indépendants comme Cinéma Authentique de Montréal craignent que les nouvelles règles ne favorisent les grands studios avec des partenariats internationaux. « La crainte est que le contenu canadien devienne un exercice de cases à cocher sans véritables racines culturelles, » note le fondateur Jean-Michel Lacroix.
Les habitudes de visionnement ajoutent une autre couche de complexité. Des sondages récents indiquent que bien que les Canadiens valorisent le contenu national en principe, leurs habitudes de visionnement réelles penchent fortement vers la programmation internationale. Le CRTC fait face à la tâche délicate d’équilibrer la protection culturelle avec les réalités du public.
« Il ne s’agit pas seulement de protéger l’industrie – il s’agit de savoir si nous aurons encore une voix culturelle distincte dans vingt ans, » soutient l’ancienne dirigeante de Radio-Canada Jennifer McNeil. « Sans règles significatives sur le contenu canadien, les forces du marché à elles seules noieraient nos histoires. »
Les enjeux économiques sont tout aussi importants. Les industries de l’écran contribuent plus de 12,8 milliards de dollars annuellement au PIB du Canada et emploient environ 170 000 personnes, selon la dernière analyse sectorielle de Statistique Canada.
La décision du conseil inclura probablement un plan de mise en œuvre progressif, donnant aux acteurs de l’industrie le temps de s’adapter aux nouvelles exigences. Des sources proches du processus suggèrent que le CRTC pourrait introduire un modèle hybride qui conserve des éléments du système de points actuel tout en ajoutant de nouvelles considérations pour la distribution numérique.
Quel que soit le résultat, les Canadiens ordinaires en ressentiront l’impact lorsqu’ils allumeront leurs écrans. Les programmes que nous regardons, les histoires qui nous définissent et qui peut raconter ces histoires – tout dépend de ce qui pourrait autrement sembler être des détails bureaucratiques.
Alors que le compte à rebours vers la décision se poursuit, une chose demeure claire : à l’ère du streaming mondial et du divertissement sans frontières, ce que nous définissons comme « canadien » compte plus que jamais.