L’annonce récente de licenciements chez Algoma Steel met en lumière les conséquences concrètes des politiques commerciales qui transforment rapidement le paysage manufacturier canadien. L’usine de Sault Ste. Marie a remis des avis de licenciement à environ 1 000 travailleurs – soit près de 40 % de sa main-d’œuvre – citant la pression écrasante des tarifs américains sur l’acier.
Il ne s’agit pas simplement d’une restructuration d’entreprise. Pour une ville de 70 000 habitants où l’aciérie sert à la fois d’ancre économique et de pilier identitaire, ces coupes représentent une crise communautaire en devenir.
« On a survécu à des périodes difficiles auparavant, mais cette fois-ci, c’est différent, » explique Marco Belluzzo, sidérurgiste de troisième génération qui a reçu son avis la semaine dernière. « Mon père a traversé la restructuration des années 90, et mon grand-père a connu les hauts et les bas avant cela. Mais ces tarifs nous étouffent d’une façon jamais vue. »
Le déclencheur immédiat de ces licenciements est un tarif de 25 % imposé par les États-Unis sur l’acier canadien en 2018. Bien que certaines exemptions aient été accordées, ces mesures protectionnistes ont considérablement réduit l’accès d’Algoma aux marchés américains, où l’entreprise expédiait historiquement environ 70 % de sa production.
Le PDG Michael Garcia n’a pas mâché ses mots dans la déclaration de l’entreprise : « Malgré nos meilleurs efforts pour maintenir les opérations à pleine capacité, les barrières commerciales continues ont rendu nos niveaux actuels de personnel insoutenables. »
Les chiffres racontent une histoire sombre. Les rapports trimestriels d’Algoma montrent que les expéditions vers les États-Unis ont diminué de 32 % par rapport aux niveaux d’avant les tarifs, tandis que les coûts de production ont augmenté de près de 18 % en raison de l’inflation et des prix de l’énergie. Cette combinaison a comprimé les marges jusqu’au point de rupture.
Les analystes de l’industrie anticipaient des réductions, mais l’ampleur a surpris beaucoup d’entre eux. « Nous nous attendions à des réductions d’effectifs de l’ordre de 400 à 500 postes, » note Patricia Mohr, ancienne spécialiste des marchés de matières premières à la Banque Scotia. « La décision de couper davantage suggère que la direction voit ces conditions de marché persister plus longtemps que prévu initialement. »
Le moment ne pourrait être pire pour les travailleurs. L’hiver dans le nord de l’Ontario apporte une pression financière supplémentaire due aux coûts de chauffage, tandis que l’approche des fêtes amplifie le fardeau émotionnel.
Les représentants syndicaux locaux s’efforcent de négocier des indemnités de transition, mais les options restent limitées dans une industrie spécialisée. « Ce ne sont pas des emplois qu’on peut facilement remplacer dans notre communauté, » affirme Marty Warren, directeur ontarien du Syndicat des Métallos. « Quand on a passé 20 ans à développer des compétences spécifiques à la production d’acier, pivoter vers une autre industrie n’est pas simplement une question de reconversion. »
Les effets d’entraînement s’étendront bien au-delà des portes de l’usine. Les études sur les multiplicateurs économiques suggèrent que chaque emploi dans l’acier soutient entre 3 et 7 postes supplémentaires dans la communauté. Les entreprises locales, des restaurants aux commerces de détail, se préparent à l’impact alors que le revenu disponible s’évapore.
« On voit déjà les clients se serrer la ceinture, » explique Elena Provenzano, propriétaire d’un café populaire à deux pâtés de maisons de l’usine. « Les gens font attention à leur argent, coupant d’abord les petits luxes. Mon rush matinal en semaine est réduit de moitié par rapport au mois dernier. »
Les responsables municipaux travaillent à l’élaboration d’un plan de réponse économique, mais les ressources municipales sont limitées. Le maire Matthew Shoemaker a appelé les gouvernements provincial et fédéral à intervenir avec une aide d’urgence.
La situation met en évidence la vulnérabilité du Canada dans le paysage changeant du commerce mondial. Malgré l’accord ACEUM qui a remplacé l’ALENA, les tarifs sectoriels demeurent un outil puissant capable de bouleverser les communautés dépendantes du commerce transfrontalier.
Le ministre du Développement économique Vic Fedeli a reconnu la gravité de la situation : « Nous travaillons en étroite collaboration avec nos homologues fédéraux pour répondre à la fois aux besoins immédiats d’emploi et aux problèmes commerciaux sous-jacents qui ont créé cette crise. »
Ce qui rend la situation d’Algoma particulièrement frustrante pour les responsables canadiens, c’est le moment choisi. Le producteur d’acier est à mi-chemin d’une transition de 700 millions de dollars vers la technologie des fours à arc électrique – une modernisation environnementale qui réduirait les émissions de carbone d’environ 70 % par rapport aux hauts fourneaux traditionnels.
« Le projet de modernisation représente exactement le type de transformation manufacturière verte que les deux gouvernements prétendent soutenir, » explique Rachel Samson, directrice de recherche sur la croissance propre à l’Institut canadien pour les choix climatiques. « Ces licenciements compromettent potentiellement cette transition à un stade crucial. »
Pour des travailleurs comme Belluzzo, les discussions politiques semblent déconnectées de la réalité immédiate. « Je comprends les enjeux globaux sur le commerce, le carbone et la compétitivité, » dit-il. « Mais en ce moment, je réfléchis à comment annoncer à mes enfants qu’on va réduire les célébrations de Noël et je me demande si on devra vendre la maison au printemps. »
Certains observateurs de l’industrie entrevoient une voie potentielle grâce à la renégociation d’exemptions ciblées. L’acier produit pour l’industrie automobile bénéficie déjà d’une certaine protection, et l’élargissement de ces dispositions pourrait préserver davantage d’emplois canadiens.
« Il y a de la place pour une approche spécifique au secteur qui reconnaît la nature intégrée de la fabrication nord-américaine, » suggère Dennis Darby, PDG de Manufacturiers et Exportateurs du Canada. « Le défi consiste à plaider efficacement cette cause dans le climat politique actuel de Washington. »
Entre-temps, les travailleurs d’Algoma évaluent leurs options dans une communauté où l’usine a longtemps été le socle économique. Certains envisagent de déménager dans le sud de l’Ontario, tandis que d’autres examinent les programmes de reconversion offerts par l’initiative provinciale Deuxième carrière.
L’industrie sidérurgique a toujours été cyclique, mais la combinaison des barrières commerciales, des pressions liées à la transition énergétique et des changements du marché mondial a créé ce que Warren appelle « une tempête parfaite » pour des communautés comme Sault Ste. Marie.
Alors que l’hiver s’installe sur la rive nord du lac Supérieur, la vapeur qui s’élève des installations d’Algoma reste un spectacle familier. Mais pour de nombreuses familles, la question est maintenant de savoir si ce monument industriel continuera d’ancrer leur avenir ou deviendra un autre chapitre dans l’histoire de la transformation manufacturière en Amérique du Nord.