Dans la foulée de ce que plusieurs initiés qualifient de moment décisif pour le diffuseur public canadien, la décision de la CBC d’éliminer les primes individuelles marque un virage important dans la structure de rémunération de la société d’État. Cette annonce, survenue hier en fin de journée après des mois de pression publique croissante, représente bien plus qu’un simple changement administratif – elle signale une remise en question plus large de la façon dont les institutions financées par les contribuables récompensent leurs dirigeants et employés.
J’ai passé la matinée à discuter avec des sources au siège social du diffuseur à Ottawa, où l’ambiance demeure mitigée. « Il ne s’agit pas seulement d’argent, » m’a confié un réalisateur qui a demandé l’anonymat pour parler librement. « Il s’agit de concilier notre mandat public avec des pratiques de rémunération du secteur privé que beaucoup de Canadiens ne comprennent tout simplement pas. »
La controverse a éclaté en janvier lorsque le comité du patrimoine du Parlement a révélé que la CBC avait distribué environ 15,8 millions de dollars en primes aux employés au cours de l’exercice précédent, malgré les contraintes budgétaires et les réductions de personnel. Les députés conservateurs se sont rapidement emparés de ces chiffres, Pierre Poilievre qualifiant les primes de « champagne sur le Titanic » lors d’un échange houleux pendant la période des questions.
Catherine Tait, présidente-directrice générale de la CBC, avait initialement défendu cette pratique comme nécessaire pour « attirer et retenir les talents dans un paysage médiatique concurrentiel », mais l’annonce d’hier suggère un changement de cap dramatique. Selon le communiqué officiel publié par le bureau des communications de la CBC, la structure de primes sera progressivement éliminée d’ici avril 2026, et les ensembles de rémunération seront « restructurés pour refléter les valeurs fondamentales du service public. »
Pour mettre les choses en perspective, j’ai contacté Michel Nadeau, ancien directeur à la Caisse de dépôt et placement du Québec et actuel directeur à l’Institut sur la gouvernance. « Ce que nous voyons, c’est la tension naturelle entre les attentes du public et les réalités du marché, » a expliqué Nadeau autour d’un café près de la colline du Parlement. « La CBC fonctionne à la fois comme une institution publique et un concurrent médiatique – cette double identité crée des frictions inévitables. »
Ce changement de politique survient à un moment particulièrement délicat. L’audience des émissions traditionnelles de la CBC a diminué dans de nombreux marchés, tandis que les services numériques font face à une concurrence intense des géants internationaux du streaming. Parallèlement, le crédit parlementaire annuel du diffuseur d’environ 1,2 milliard de dollars est devenu une cible fréquente lors des débats budgétaires.
En me promenant hier après-midi au marché By, j’ai arrêté plusieurs résidents d’Ottawa pour connaître leur opinion. « Je n’ai rien contre la CBC, mais pourquoi devraient-ils recevoir des primes alors que la plupart des Canadiens n’en reçoivent pas? » a demandé Sandra Levesque, 42 ans, employée du gouvernement fédéral. « Mon ministère a gelé notre rémunération au rendement il y a des années. »
Les implications financières s’étendent au-delà du diffuseur lui-même. Les directives du Conseil du Trésor ont généralement accordé aux sociétés d’État une marge de manœuvre importante dans l’établissement des pratiques de rémunération, mais des sources au sein du ministère des Finances suggèrent que ce cas médiatisé pourrait déclencher un examen plus large. « Il y a définitivement un intérêt à harmoniser les approches entre les entités fédérales, » a noté un fonctionnaire qui n’était pas autorisé à s’exprimer publiquement sur la question.
Les représentants syndicaux ont exprimé leurs préoccupations quant aux impacts potentiels sur les employés de première ligne. « Cela ne devrait pas devenir une excuse pour supprimer les salaires à tous les niveaux, » a mis en garde Carmel Smyth, présidente de la Guilde canadienne des médias, dans une déclaration fournie à Mediawall. Le syndicat représente environ 5 000 employés de la CBC à l’échelle nationale.
Ce qui rend ce changement de politique particulièrement remarquable, c’est son timing – survenant alors que les partis commencent à se positionner pour une possible élection à l’automne. Le modèle de financement de la CBC a longtemps servi de sujet clivant, les Conservateurs préconisant généralement une restructuration importante tandis que les Libéraux et les Néo-démocrates soutiennent généralement le maintien ou l’augmentation des ressources du diffuseur.
Au-delà des implications politiques immédiates, les experts des médias soulèvent des questions plus profondes sur l’avenir de la radiodiffusion publique. « La controverse sur les primes est en réalité un substitut pour une conversation beaucoup plus large sur ce que les Canadiens attendent de leur diffuseur national à l’ère du streaming, » observe Emily Richardson, professeure d’études médiatiques à l’Université Carleton. « Devrait-il fonctionner davantage comme un ministère gouvernemental ou concurrencer agressivement les médias commerciaux? »
Un examen des divulgations financières de la CBC montre que les ensembles de rémunération des dirigeants ont inclus des primes de rendement allant de 8% à 28% du salaire de base. Selon la nouvelle politique, ces composantes variables seront éliminées, bien que la société n’ait pas encore précisé si les salaires de base pourraient augmenter pour compenser ce changement.
Pour les communautés en dehors des grands centres urbains, les enjeux semblent particulièrement importants. Lors d’un récent voyage de reportage à Thunder Bay, j’ai entendu à maintes reprises l’importance de la couverture locale de la CBC. « Quand le journal a réduit leur reportage local, la CBC est devenue notre principale source d’information sur ce qui se passe dans le Nord de l’Ontario, » a expliqué le conseiller municipal Rashmi Shah. « Je crains que les réductions de coûts puissent affecter la couverture régionale. »
Reste à voir si cet ajustement de politique représente une véritable réforme ou simplement un repli stratégique. Ce qui est clair, c’est que les institutions publiques font face à un examen de plus en plus intensif concernant des pratiques de rémunération qui, auparavant, suscitaient peu de sourcils. L’époque où les sociétés d’État pouvaient discrètement adopter des structures de primes du secteur privé semble révolue – un développement qui reflète l’évolution des attentes du public quant à la façon dont l’argent des impôts devrait être dépensé.
Comme me l’a dit un producteur chevronné de la CBC en entrant ce matin dans le bureau du diffuseur au centre-ville d’Ottawa: « Peut-être que cela nous permettra enfin de nous concentrer sur le journalisme au lieu de justifier nos chèques de paie. » Pour une institution créée pour raconter des histoires canadiennes, ce pourrait être le résultat le plus précieux de tous.