Chaque matin à 6 heures, Wayne Arsenault parcourt sa ferme de 40 acres dans la périphérie de Moncton. Depuis trois générations, la famille Arsenault fournit des pommes de terre et des carottes aux marchés locaux et, plus récemment, au réseau de banques alimentaires du Nouveau-Brunswick. Mais mardi dernier, Arsenault a reçu un courriel qui a tout changé.
« Ils nous ont simplement dit qu’ils suspendaient le contrat. Sans vraie explication, » m’a confié Arsenault lors d’une entrevue à sa table de cuisine. « C’est près de 30% de mes revenus prévus cette saison qui disparaissent. »
Arsenault n’est pas seul. Plus d’une douzaine d’agriculteurs du Nouveau-Brunswick ont vu leurs contrats avec les banques alimentaires suspendus dans ce que les responsables appellent une « pause temporaire » pendant la révision des allocations de fonds. Cette décision a provoqué une onde de choc dans les communautés rurales déjà aux prises avec la hausse des coûts d’équipement et des conditions météorologiques imprévisibles.
Le Food Depot Alimentaire, qui coordonne la distribution auprès de 61 banques alimentaires à travers la province, a confirmé que 12 contrats d’agriculteurs ont été mis en pause. Le directeur général Stéphane Sirois a cité des « réévaluations budgétaires » comme raison principale.
« Nous travaillons avec un financement provincial réduit ce trimestre, » a expliqué Sirois. « Nous avons dû prendre des décisions difficiles pour assurer le maintien de nos niveaux de service pendant les mois d’hiver, lorsque les besoins augmentent généralement. »
Selon les données de Banques alimentaires Canada, le Nouveau-Brunswick a connu une augmentation de 32% de l’utilisation des banques alimentaires depuis 2019, dépassant la moyenne nationale de 26%. Cette hausse survient alors que l’inflation sur les produits d’épicerie a atteint 9,4% sur douze mois, selon le dernier Indice des prix à la consommation de Statistique Canada.
« Le moment ne pourrait pas être pire, » affirme Mary-Ellen Rose, économiste agricole à l’Université du Nouveau-Brunswick. « Ces agriculteurs ont déjà planté des cultures spécifiquement pour ces contrats. Ils ne peuvent pas simplement trouver de nouveaux acheteurs du jour au lendemain. »
Le gouvernement provincial alloue environ 2,1 millions de dollars annuellement aux programmes de sécurité alimentaire, mais les critiques soutiennent que cela n’a pas suivi l’augmentation de la demande. Le budget de l’année dernière n’a augmenté le financement que de 3,7%, bien en dessous du taux d’inflation alimentaire.
À la banque alimentaire communautaire de Salisbury, la directrice Paula Thomson s’inquiète des conséquences sur la qualité et l’approvisionnement. « Les produits locaux sont l’épine dorsale de nos offres nutritionnelles. Quand nous remplaçons des carottes fraîches par des légumes en conserve, nous ne changeons pas seulement l’inventaire – nous affectons la santé des gens. »
En coulisses, des sources familières avec la décision évoquent des tensions croissantes entre les modèles de distribution centralisés et les partenariats locaux. Un coordinateur de banque alimentaire, qui a demandé l’anonymat, a suggéré que cette pause pourrait davantage concerner une restructuration que des contraintes budgétaires.
« On parle de consolider le pouvoir d’achat, peut-être même d’envisager des importations moins chères, » a-t-il déclaré. « Mais personne ne veut le dire tout haut quand ‘acheter local’ est un message si fort ici. »
Pour des agriculteurs comme Arsenault, l’incertitude a des conséquences réelles. Les champs déjà plantés avec des variétés spécifiques ne peuvent pas être rapidement reconvertis. L’équipement loué pour la récolte reste inactif, coûtant de l’argent sans retour sur investissement.
« J’avais prévu d’embaucher trois personnes le mois prochain pour la récolte, » dit Arsenault, regardant par sa fenêtre les rangées de carottes plantées spécifiquement selon les spécifications des banques alimentaires. « Maintenant, je ne sais pas si je peux me le permettre. »
Une petite manifestation organisée par l’Alliance agricole du Nouveau-Brunswick a rassemblé environ 30 agriculteurs à Fredericton vendredi dernier. Ils portaient des pancartes avec les messages « Nourrissons le N-B avec des aliments du N-B » et « Ne mettez pas notre avenir en pause. »
Le premier ministre Blaine Higgs a brièvement abordé la question lors d’une conférence de presse sans rapport, disant que son gouvernement « examinerait la situation » mais notant que « les décisions opérationnelles des organismes sans but lucratif recevant des fonds gouvernementaux restent à distance de l’ingérence politique. »
L’opposition libérale s’est emparée de la question. Le critique en agriculture Rob McKee a qualifié la situation d' »échec de planification » et a exigé un financement d’urgence pour rétablir les contrats.
« Nous parlons de sécurité alimentaire et de moyens de subsistance ruraux, » a déclaré McKee pendant la période des questions. « Ce gouvernement trouve de l’argent pour des projets personnels mais ne peut pas garantir que les Néo-Brunswickois aient des aliments frais et locaux sur leurs tables. »
Le ministère de l’Agriculture, de l’Aquaculture et des Pêches a publié une déclaration reconnaissant les préoccupations des agriculteurs, mais sans promettre d’intervention : « Nous continuons de soutenir l’agriculture locale par le biais de divers programmes et surveillons de près la situation actuelle. »
De retour à sa ferme, Wayne Arsenault envisage des choix difficiles. « Peut-être que je laisserai certains champs non récoltés. Peut-être que je vendrai à perte aux transformateurs. Dans tous les cas, ça va faire mal. »
Des partisans communautaires ont lancé une campagne « Achetez directement » encourageant les résidents à acheter directement auprès des agriculteurs touchés. Des restaurants locaux comme The Pickle Jar à Moncton ont annoncé des plats spéciaux mettant en vedette les produits des fermes touchées.
« Quand j’ai commencé à cultiver avec mon père il y a trente ans, il disait toujours que les communautés et les agriculteurs ont besoin les uns des autres, » réfléchit Arsenault. « Je crois toujours que c’est vrai. J’espère simplement que les personnes qui prennent ces décisions s’en souviennent aussi. »
Les banques alimentaires de toute la province signalent qu’elles entendent les préoccupations des clients concernant les changements potentiels dans la disponibilité des aliments frais. Le Food Depot Alimentaire a promis une décision concernant le rétablissement des contrats d’ici la mi-septembre, mais pour les agriculteurs dont les récoltes commencent début octobre, ce délai offre peu de réconfort.
Pour l’instant, les champs continuent de pousser, et des agriculteurs comme Arsenault poursuivent leurs promenades matinales, incertains de qui mangera la nourriture qu’ils ont travaillé toute la saison à produire.