Debout sur les marches du Centre Phi de Montréal mardi dernier, plus de 300 artistes québécois se sont unis dans un rare élan de solidarité interdisciplinaire. Leur message était sans équivoque : les systèmes d’intelligence artificielle exploitent leur travail sans permission, et le gouvernement doit intervenir.
« J’ai découvert que ma voix était utilisée pour entraîner l’IA sans mon consentement ni ma connaissance », a expliqué l’auteure-compositrice-interprète Ariane Moffatt, dont le timbre distinctif est devenu un pilier du paysage culturel québécois. « Il ne s’agit pas seulement de compensation financière, mais du droit fondamental de contrôler comment nos expressions créatives sont utilisées. »
Cette manifestation marque un moment décisif dans la bataille émergente du Québec concernant l’IA et les droits d’auteur – un conflit qui couve depuis que des outils d’IA générative comme Midjourney, ChatGPT et divers générateurs de musique ont commencé à digérer de vastes bibliothèques de contenu créé par des humains pour produire leurs résultats.
Ce qui frappe dans cette coalition, c’est son ampleur. Des réalisateurs aux côtés d’artistes visuels, des musiciens près des écrivains. Cette unité souligne comment les défis posés par l’IA en matière de droits d’auteur traversent tous les domaines créatifs. Du cinéaste dont le style visuel est imité par un algorithme à l’écrivain dont les schémas de prose sont absorbés dans des modèles linguistiques, les préoccupations transcendent les divisions sectorielles traditionnelles.
La coalition d’artistes réclame trois mesures concrètes : des licences obligatoires pour l’utilisation d’œuvres protégées dans l’entraînement des IA, des exigences claires d’attribution, et un cadre de rémunération qui reconnaît les contributions des créateurs à ces systèmes.
Ces demandes arrivent à un moment critique. Le gouvernement fédéral a récemment lancé des consultations sur la réglementation de l’impact de l’intelligence artificielle sur les industries créatives, tandis que le gouvernement provincial québécois manifeste un intérêt croissant pour se positionner comme chef de file dans le développement éthique de l’IA.
« Le Québec a une occasion unique d’établir un leadership nord-américain sur cette question », a souligné le cinéaste Philippe Falardeau, dont le travail nominé aux Oscars a attiré l’attention internationale sur le cinéma de la province. « Nous ne demandons pas d’arrêter l’innovation, mais plutôt un partenariat au lieu d’une exploitation. »
Les préoccupations s’étendent au-delà des créateurs individuels à l’écosystème culturel distinctif du Québec. La province investit massivement dans la production culturelle grâce à des crédits d’impôt et des financements directs, faisant du public un acteur de facto dans la protection de ces œuvres contre l’exploitation non autorisée par l’IA.
Pierre-Luc Delaney, économiste culturel à l’Université de Montréal, l’exprime sans détour : « Quand les entreprises d’IA s’entraînent sur du contenu subventionné par le Québec sans permission, elles transfèrent essentiellement l’investissement public vers le profit privé. »
Cette tension entre technologie et droits des créateurs n’est pas entièrement nouvelle. L’industrie musicale a connu un bouleversement similaire avec les téléchargements numériques au début des années 2000, établissant finalement de nouveaux modèles de compensation. Cependant, l’IA présente des défis uniques car elle ne distribue pas simplement des œuvres originales – elle les traite dans des systèmes qui peuvent ensuite générer du contenu dérivé.
Les cadres actuels du droit d’auteur n’ont pas été conçus avec ces capacités à l’esprit. Le concept d’« utilisation équitable » dans la loi canadienne sur le droit d’auteur permet une utilisation limitée d’œuvres protégées à des fins comme la recherche et l’éducation, mais la question de savoir si l’entraînement commercial de l’IA est admissible reste vivement débattue.
Certains grands développeurs d’IA ont commencé à conclure des accords de licence avec les propriétaires de contenu. Universal Music a récemment conclu un accord avec YouTube pour licencier des chansons pour l’entraînement de l’IA, tandis que le générateur d’images Firefly d’Adobe s’est entraîné exclusivement sur du contenu sous licence et des œuvres du domaine public.
Ces approches suggèrent que l’industrie pourrait évoluer vers des modèles plus inclusifs pour les créateurs, mais de nombreux artistes restent sceptiques quant à la suffisance des mesures volontaires.
« Nous avons déjà vu le secteur technologique promettre un traitement équitable, pour finalement créer des monopoles qui pressurent les créateurs », observe la romancière Dominique Fortier, dont les fictions historiques ont remporté de nombreux prix littéraires. « Sans garde-fous réglementaires, l’histoire suggère que les déséquilibres de pouvoir prévaudront. »
Les enjeux économiques sont considérables. Les industries culturelles du Québec génèrent plus de 12,8 milliards de dollars annuellement et emploient environ 166 000 personnes, selon les données provinciales récentes. Si les systèmes d’IA compromettent la viabilité des carrières créatives, les effets d’entraînement pourraient déstabiliser ce secteur.
Pendant ce temps, les entreprises d’IA soulignent le potentiel transformateur de leurs technologies pour la créativité elle-même. De nombreux outils sont commercialisés comme des assistants plutôt que des remplaçants, pouvant potentiellement élargir ce que les créateurs humains peuvent accomplir.
« Il y a de la place pour la créativité humaine et l’augmentation par l’IA », affirme Gabriel Basque de Lyrebird Creative, une startup montréalaise spécialisée en IA. « Mais cet avenir dépend de la construction de systèmes qui respectent les droits des créateurs dès le départ. »
Le gouvernement provincial a reconnu ces préoccupations mais ne s’est pas encore engagé sur des mesures réglementaires spécifiques. Le ministre de la Culture Mathieu Lacombe a brièvement rencontré les organisateurs de la manifestation, promettant « d’examiner attentivement leurs propositions » tout en équilibrant les besoins d’innovation.
Alors que les consultations fédérales se poursuivent jusqu’au printemps, les créateurs québécois espèrent que leur gouvernement provincial défendra leur cause au niveau national. Le système juridique distinct de la province et ses fortes protections culturelles pourraient offrir un levier pour établir des politiques qui feront jurisprudence.
Pour des artistes comme Moffatt, cependant, la question transcende les détails politiques : « Il s’agit de savoir si nous valorisons suffisamment la créativité humaine pour la protéger. Si ce n’est pas le cas, nous risquons de permettre que quelque chose de précieux et distinctement humain soit marchandisé et finalement diminué. »
Reste à voir si le Québec deviendra un terrain d’essai pour une nouvelle relation entre créateurs et IA. Ce qui est clair, c’est que les artistes de la province ont fait évoluer la conversation au-delà des discussions académiques vers un mouvement à part entière – un mouvement qui pourrait façonner notre équilibre entre progrès technologique et droits créatifs pour les années à venir.