Le sentier usé reliant Champlain, New York, à Saint-Bernard-de-Lacolle est devenu un point central dans le débat canadien sur l’immigration. Alors que l’emprise de l’hiver s’assouplit dans la région, les autorités québécoises signalent une augmentation significative des demandeurs d’asile traversant au point d’entrée irrégulier du chemin Roxham, malgré les annonces officielles de fermeture il y a deux ans.
« Nous observons des chiffres qui rappellent les niveaux d’avant la pandémie, » explique Julie Moreau, coordinatrice bénévole chez Solidarité sans frontières. « Des familles arrivent avec toutes leurs possessions dans une valise, souvent confuses quant au statut du passage. »
L’Agence des services frontaliers du Canada a confirmé que mars a vu plus de 1 400 passages irréguliers dans le secteur de Lacolle, une augmentation de 35 % par rapport aux chiffres de janvier. Ces nombres correspondent aux tendances saisonnières mais reflètent des pressions migratoires plus larges qui s’accumulent à travers l’Amérique du Nord.
Cette montée survient alors que le premier ministre du Québec, François Legault, a renouvelé ses appels à l’intervention fédérale. Lors d’une conférence de presse la semaine dernière à Québec, Legault a souligné les ressources limitées de la province. « Notre système d’hébergement est débordé. Montréal ne peut pas absorber des milliers d’arrivées supplémentaires alors que nous faisons déjà face à une crise du logement, » a déclaré Legault, soulignant que les taux d’inoccupation sont tombés sous 1 % dans une grande partie de la région métropolitaine.
Ce nouvel afflux a ravivé les tensions entre Québec et Ottawa concernant la juridiction en matière d’immigration. La ministre de l’Immigration de la province, Christine Fréchette, a demandé 1 milliard de dollars de soutien fédéral supplémentaire, faisant valoir que le Québec assume une charge disproportionnée de la réponse canadienne en matière d’asile.
« Ce que nous observons est une continuation des tendances mondiales, » affirme Dre Mireille Paquet, professeure de sciences politiques à l’Université Concordia, spécialisée en politique d’immigration. « Les modifications de l’Entente sur les tiers pays sûrs annoncées en 2023 n’ont pas entièrement résolu les pressions systémiques qui poussent les gens vers des points de passage comme Lacolle. »
Selon cette entente, les demandeurs d’asile doivent présenter leur demande dans le premier pays sûr où ils entrent. La faille qui permettait auparavant les entrées aux points de passage irréguliers a été supposément fermée, mais les modèles de migration suggèrent le contraire.
La réponse communautaire dans la région frontalière reflète la dimension humaine complexe derrière les statistiques. Le révérend Jean Dumas, dont l’église offre un abri temporaire aux familles en attente de traitement, décrit l’évolution démographique des arrivants.
« Nous voyons davantage de familles d’Amérique latine, particulièrement de Colombie et du Venezuela, aux côtés des arrivées continues d’Haïti et d’Afrique de l’Ouest, » note Dumas. « Beaucoup nous disent qu’ils croient que le Canada offre de meilleures chances pour des demandes d’asile réussies que les États-Unis, surtout avec les changements politiques au sud de la frontière. »
Les données de Statistique Canada appuient ces observations, montrant que les taux d’approbation d’asile pour certaines nationalités atteignent 70 % au Canada, contre moins de 30 % pour des cas similaires dans le système d’immigration américain.
Les responsables fédéraux de l’immigration maintiennent que la capacité de traitement améliorée a suivi le rythme des volumes croissants. Robert Orr, porte-parole d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, a indiqué que les temps d’attente pour les entretiens initiaux d’admissibilité ont été réduits à une moyenne de 3-4 semaines, contre des délais de plusieurs mois signalés en 2022.
Cependant, les organismes locaux d’établissement contestent ces affirmations d’efficacité. « L’arriéré s’est simplement déplacé en aval, » soutient Maria Torres du Collectif montréalais d’accueil aux réfugiés. « Les demandeurs passent plus rapidement par le traitement initial mais font face ensuite à des attentes prolongées pour les permis de travail, l’accès aux soins de santé et les décisions sur leur statut permanent. »
Les dimensions économiques de ce modèle migratoire ne peuvent être négligées. La pénurie de main-d’œuvre du Québec dans plusieurs secteurs crée des discours contradictoires autour des arrivées de nouveaux venus. Alors que le gouvernement provincial souligne les défis d’intégration, les employeurs dans des régions comme les Cantons-de-l’Est ont activement recruté des demandeurs d’asile pour combler des lacunes critiques dans la main-d’œuvre.
« Notre secteur agricole s’effondrerait sans cette main-d’œuvre, » admet Pierre Létourneau, directeur de l’Association régionale des producteurs agricoles. « La saison dernière, nous avions près de 200 demandeurs d’asile travaillant dans les fermes membres, la plupart s’avérant être des employés fiables et motivés. »
Le gouvernement fédéral a tenté d’aborder les préoccupations du Québec par l’Accord Canada-Québec en matière d’immigration, augmentant les transferts financiers de 12 % dans le dernier budget. Cependant, le gouvernement de Justin Trudeau fait face à des critiques des deux côtés – les responsables québécois affirmant un soutien insuffisant tandis que les partis d’opposition remettent en question les mesures de sécurité frontalière.
Le chef conservateur Pierre Poilievre a visité la région le mois dernier, appelant à un renforcement des contrôles aux passages irréguliers. « Les Canadiens s’attendent à des processus d’immigration ordonnés et légaux, » a déclaré Poilievre à ses partisans lors d’un rassemblement à Saint-Jean-sur-Richelieu. « La situation actuelle mine la confiance du public dans notre système d’immigration. »
Le logement reste le défi le plus immédiat pour les communautés accueillant des demandeurs d’asile. Le réseau d’hébergement temporaire de Montréal fonctionne à 98 % de sa capacité, selon les rapports municipaux publiés la semaine dernière. Le YMCA a converti des installations supplémentaires en logements d’urgence, mais des solutions durables restent insaisissables.
Pour ceux qui traversent à Lacolle, le voyage commence souvent bien avant d’atteindre le sol canadien. Les défenseurs de l’immigration documentent des routes de plus en plus dangereuses à travers l’Amérique centrale et le Mexique avant que les arrivants n’atteignent la frontière nord des États-Unis. Beaucoup dépensent toutes leurs économies pour financer le voyage, arrivant avec des ressources limitées mais de grands espoirs.
« J’ai tout vendu à Caracas pour amener mes enfants dans un endroit sûr, » explique Maria, une mère vénézuélienne de trois enfants qui a traversé à Lacolle en février et a demandé que son nom de famille soit omis pour des raisons de sécurité. « Nous avons entendu que le Canada respecte les droits humains et donne aux gens une chance équitable. »
Avec l’approche de l’été, les autorités frontalières s’attendent à ce que les nombres de passages continuent d’augmenter. Le gouvernement fédéral a déployé du personnel supplémentaire dans la région, avec des installations de traitement temporaires établies à la caserne Napier à proximité. Pendant ce temps, les services d’aide juridique signalent une demande sans précédent, avec des temps d’attente pour les consultations initiales s’étendant jusqu’à trois semaines.
La situation met en évidence l’évolution de la place du Canada dans les modèles migratoires mondiaux. Autrefois considéré comme une destination secondaire par rapport aux pays européens ou aux États-Unis, le Canada figure maintenant en bonne place dans les réseaux de migration et le partage d’informations entre demandeurs d’asile.
Des groupes sur les médias sociaux en plusieurs langues offrent des conseils détaillés sur les procédures d’asile canadiennes, avec une mention spécifique du passage de Lacolle. Cette infrastructure numérique aide à expliquer comment les modèles de migration s’adaptent rapidement aux changements de politique et aux efforts d’application.
Reste à savoir s’il s’agit d’une poussée temporaire ou d’une nouvelle normalité. Ce qui est clair, c’est que le passage rural tranquille de Lacolle est devenu une ligne de front inattendue dans le débat canadien sur l’immigration, mettant au défi les décideurs politiques d’équilibrer les obligations humanitaires avec les contraintes de ressources dans un environnement politiquement chargé.