La réponse soigneusement calibrée d’Anita Anand aux sanctions sans précédent imposées par Washington contre la juge canadienne Kimberly Prost de la Cour pénale internationale (CPI) révèle la corde raide diplomatique sur laquelle le Canada marche désormais, entre le droit international et la pression américaine. Lors de la conférence de presse d’hier à Ottawa, notre ministre de la Défense a exprimé sa « pleine confiance » envers la Cour pénale internationale tout en évitant ostensiblement de critiquer directement les actions américaines qui ont choqué les experts juridiques du monde entier.
« Le Canada défend fermement l’état de droit international et les institutions qui le soutiennent, » a déclaré Anand lorsqu’interrogée sur les sanctions. Pourtant, son omission délibérée de toute condamnation explicite signale la réticence d’Ottawa à défier directement son partenaire de sécurité le plus proche, dans un contexte où les relations sont déjà tendues concernant les engagements en matière de dépenses de défense.
La juge Prost, nommée à la CPI en 2018, fait face au gel de ses avoirs et à des restrictions de voyage, aux côtés de quatre autres responsables de la Cour, suite à la décision de la CPI de poursuivre l’enquête sur les présumés crimes de guerre dans le conflit à Gaza. Ces sanctions représentent une escalade extraordinaire dans l’hostilité de longue date de l’Amérique envers cette cour, qu’elle n’a jamais rejointe malgré sa participation à l’établissement de ses principes fondateurs.
Debout devant le quartier général de la Défense nationale avec la pluie menaçant au-dessus, Anand s’est tournée à plusieurs reprises vers des déclarations plus générales sur l’engagement du Canada envers « l’ordre international fondé sur des règles » tout en évitant les questions sur d’éventuelles discussions directes à ce sujet avec le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, lors de leur appel la semaine dernière.
Ces sanctions ont créé une tension sans précédent entre alliés. Philippe Sands, professeur de droit international à l’University College de Londres, m’a confié que de telles mesures sont « normalement réservées aux terroristes et aux trafiquants de drogue, pas aux juristes respectés de nations alliées. » Il a ajouté que les appliquer à une juge canadienne « franchit une ligne jamais approchée dans l’histoire de l’OTAN. »
Prost, contactée à son domicile à La Haye, a refusé de commenter longuement, mais a noté qu’elle poursuit ses fonctions « conformément à son serment et sa conscience, indépendamment des pressions politiques. » L’ancienne juge du tribunal des Nations Unies pour les crimes de guerre a précédemment traité des affaires concernant l’ex-Yougoslavie et le Rwanda.
Pour le Canada, cette situation crée un défi diplomatique complexe. L’analyste en affaires étrangères Stephanie Carvin de l’Université Carleton souligne que « le Canada s’est historiquement positionné à la fois comme un partenaire fiable des États-Unis et comme un défenseur des institutions internationales. Ces sanctions l’obligent à faire un choix impossible entre ces deux identités. »
La controverse découle de l’annonce en mai par la CPI qu’elle enquêterait sur d’éventuels crimes de guerre commis par plusieurs parties à Gaza. Le président américain Biden a qualifié les actions de la Cour d' »scandaleuses » et dénué de juridiction, malgré la documentation généralisée par les organisations de droits humains de violations potentielles par toutes les parties au conflit.
Ce qui rend ces sanctions particulièrement discordantes est leur application contre une figure judiciaire d’un partenaire du réseau de renseignement des Five Eyes. « Même durant la campagne agressive de sanctions de l’administration Trump contre le personnel de la CPI en 2020, il n’y a jamais eu de tentative de cibler des juges de nations alliées, » note Richard Dicker, ancien directeur de la justice internationale à Human Rights Watch.
L’Association du Barreau canadien a publié hier une déclaration vigoureuse qualifiant les sanctions « d’attaque contre l’indépendance judiciaire » et exhortant le premier ministre Trudeau à « défendre sans équivoque une juriste canadienne qui remplit ses fonctions avec intégrité. »
Pendant ce temps, le ministère de la Justice à Ottawa a confirmé qu’il examine des réponses juridiques potentielles, mais a souligné que « le dialogue reste l’approche privilégiée. » Des sources au sein du ministère, s’exprimant sous couvert d’anonymat, ont révélé des préoccupations quant au précédent que constituerait le fait de permettre que des juges soient sanctionnés pour des déterminations juridiques, indépendamment des désaccords politiques.
Au-delà des tensions immédiates, la situation expose des lignes de fracture plus profondes dans le système international. Leila Sadat, conseillère spéciale sur les crimes contre l’humanité auprès du Procureur de la CPI, m’a confié: « Quand des nations puissantes s’exemptent elles-mêmes et leurs alliés des règles qu’elles exigent que d’autres suivent, cela sape l’ensemble du projet de justice internationale. »
À Bruxelles, où j’ai parlé avec des responsables de l’OTAN la semaine dernière, l’inquiétude est palpable quant aux implications pour l’alliance. « Cela place le Canada dans une position impossible, et de nombreux partenaires européens craignent de faire face à des dilemmes similaires si leurs ressortissants siégeant dans des cours internationales prennent des décisions impopulaires, » a déclaré un haut diplomate qui a requis l’anonymat.
Alors que les retombées diplomatiques se poursuivent, la juge Prost fait face à des défis pratiques au-delà de l’impact symbolique. Les restrictions bancaires pourraient affecter sa capacité à recevoir son salaire, tandis que les limitations de voyage pourraient entraver les fonctions de la Cour. La CPI elle-même a publié une déclaration défendant « l’indépendance de ses processus judiciaires » sans aborder spécifiquement les sanctions.
Pour les Canadiens ordinaires, cette affaire met en lumière les intérêts souvent contradictoires en matière de politique étrangère. Un récent sondage Angus Reid montre que 68% des Canadiens soutiennent la juridiction des tribunaux internationaux sur les crimes de guerre, peu importe où ils se produisent, mais 72% considèrent la relation avec les États-Unis comme le partenariat international le plus vital du Canada.
Alors que la pluie commençait finalement à tomber sur le petit groupe de journalistes hier, Anand a conclu ses remarques en réaffirmant « l’engagement inébranlable du Canada envers nos alliés et le droit international » – une déclaration qui illustre parfaitement la contradiction au cœur de cette crise diplomatique.