L’annonce vendredi dernier que le Canada abandonnerait sa taxe sur les services numériques (TSN) longtemps promise a envoyé des ondes de choc dans les milieux technologiques et politiques. La vice-première ministre Chrystia Freeland a présenté cette décision comme un alignement sur le « consensus international » en matière de fiscalité. Mais appelons les choses par leur nom : il s’agit d’une retraite stratégique qui pourrait coûter aux coffres canadiens bien plus que prévu.
La TSN, proposée initialement en 2020, visait à imposer une taxe de 3% sur les revenus générés par les grandes plateformes numériques opérant au Canada lorsqu’elles profitent des données et du contenu des utilisateurs canadiens. Maintenant, le Canada a accepté d’attendre l’entrée en vigueur de l’accord fiscal mondial de l’OCDE – un cadre qui a été maintes fois retardé et qui fait face à d’importants obstacles de mise en œuvre.
« C’est exactement ce que les géants du numérique espéraient, » explique Toby Sanger, directeur exécutif de Canadiens pour une fiscalité équitable. « Ils ont joué la montre, sachant que les processus internationaux avancent à un rythme glacial comparé à leurs opérations commerciales. »
Les chiffres racontent une histoire préoccupante. Le directeur parlementaire du budget avait estimé que la TSN générerait environ 7,2 milliards de dollars de revenus sur cinq ans. Cette source de revenus s’est maintenant évaporée en échange d’une vague promesse de coopération mondiale future.
Ce recul intervient dans un contexte de pression intense des États-Unis, qui avaient menacé de représailles tarifaires si le Canada mettait en œuvre sa TSN. La représentante américaine au Commerce Katherine Tai avait précédemment qualifié ces taxes de « discriminatoires envers les entreprises américaines » – malgré le fait que la taxe proposée par le Canada se serait appliquée à toute entreprise numérique admissible, quelle que soit sa nationalité.
Ce qui est particulièrement révélateur, c’est le timing. L’annulation par le Canada coïncide avec des mouvements similaires d’autres nations comme le Royaume-Uni et la France, suggérant un effort diplomatique coordonné pour satisfaire les préoccupations américaines à l’approche de temps économiques incertains et d’un potentiel changement d’administration.
Au-delà des implications immédiates sur les revenus, ce revirement soulève des questions fondamentales sur la souveraineté numérique et l’équité fiscale. Les grandes plateformes technologiques ont perfectionné l’art du transfert de revenus – dirigeant les profits vers des juridictions à faible imposition tout en extrayant de la valeur de marchés comme le Canada.
« Les entreprises numériques peuvent opérer virtuellement avec une présence physique minimale tout en captant une valeur énorme des consommateurs et entreprises canadiens, » note Vass Bednar, directrice exécutive du programme de maîtrise en politique publique de l’Université McMaster. « Nos systèmes fiscaux restent conçus pour une économie analogique tandis que les géants numériques opèrent dans une réalité différente. »
Un examen plus approfondi des chiffres révèle l’ampleur du problème. Selon Statistique Canada, les fournisseurs étrangers de services numériques ont collecté environ 8,7 milliards de dollars auprès des clients canadiens en 2021. Pourtant, leurs contributions fiscales restent disproportionnellement faibles par rapport aux entreprises traditionnelles ayant des empreintes de revenus similaires.
Le recul du gouvernement canadien est particulièrement déconcertant compte tenu des tendances mondiales. L’Inde a mis en œuvre sa propre taxe sur les services numériques en 2020 et a collecté plus de 1,2 milliard de dollars au début de 2023. La « taxe Google » de l’Espagne a rapporté 92 millions d’euros dès sa première année. Ces pays ont démontré qu’une action unilatérale est non seulement possible, mais potentiellement lucrative.
La promesse que le Canada bénéficiera du cadre « Pilier Un » de l’OCDE – qui réattribuerait certains droits d’imposition aux juridictions de marché – s’accompagne de réserves importantes. Le cadre reste incomplet, avec de nombreux détails techniques non résolus. Plus important encore, il nécessite la ratification par le Congrès américain – une perspective qui semble de plus en plus improbable dans l’environnement politique actuel.
« Le processus de l’OCDE est en cours depuis des années avec des calendriers en constante évolution, » explique Allison Christians, professeure de droit fiscal à l’Université McGill. « Pendant ce temps, les entreprises numériques continuent de développer leur présence sur le marché canadien tout en contribuant minimalement à l’assiette fiscale qui finance les infrastructures dont elles dépendent. »
Ce recul crée également un contraste gênant avec d’autres domaines de la politique numérique. Le gouvernement a fait avancer la Loi sur les nouvelles en ligne et la Loi sur la diffusion en ligne – toutes deux conçues pour réglementer les plateformes numériques – mais a reculé sur la fiscalité, sans doute le levier économique le plus important à sa disposition.
Certains observateurs de l’industrie suggèrent que le gouvernement aurait fait cette concession pour améliorer la mise en œuvre de ces autres réglementations numériques. Si c’est le cas, cela représente un pari important, échangeant des milliards de revenus garantis contre une coopération potentielle sur d’autres dossiers.
Pour les entreprises canadiennes opérant dans l’espace numérique, l’avantage fiscal continu dont jouissent les géants technologiques étrangers crée des conditions de concurrence inégales. Les entreprises nationales font face à tout le poids de l’imposition des sociétés canadiennes tout en concurrençant des multinationales qui peuvent exploiter des structures internationales pour minimiser leur exposition fiscale.
« Quand vous êtes une startup canadienne en concurrence avec des géants de la Silicon Valley qui ont des taux d’imposition effectifs à un chiffre, vous combattez avec une main attachée dans le dos, » dit Ali Asaria, fondateur de Tulip Retail. « Il ne s’agit pas seulement de revenus gouvernementaux – il s’agit d’équité concurrentielle. »
L’impact le plus immédiat pourrait se faire sentir dans la planification budgétaire du Canada pour 2024. Les revenus attendus de la TSN avaient été pris en compte dans les projections fiscales, créant un déficit potentiel qui doit maintenant être comblé par d’autres moyens.
Il reste une mince possibilité que le Canada change à nouveau de cap si le processus de l’OCDE s’enlise davantage. Le gouvernement a indiqué qu’il conserve le droit de mettre en œuvre une TSN si la réforme fiscale mondiale ne se concrétise pas. Cependant, une telle décision ferait face à des défis diplomatiques encore plus importants après ce recul public.
Ce qui reste clair, c’est qu’à mesure que les services numériques continuent de capter une part croissante de l’activité économique, le décalage entre là où la valeur est créée et là où les impôts sont payés ne fera que s’accentuer. La décision du Canada d’abandonner sa TSN pourrait satisfaire les pressions diplomatiques à court terme, mais elle laisse sans réponse des questions fondamentales sur la fiscalité numérique.
Pour un pays confronté à des pressions budgétaires et tentant de financer des programmes sociaux ambitieux, renoncer à des milliards de revenus potentiels est un choix qui pourrait finalement s’avérer plus coûteux que la taxe abandonnée.