Les piles de conteneurs au port de Montréal se déplacent à un rythme record ce printemps, malgré — ou peut-être à cause — des tensions commerciales croissantes entre le Canada et son plus grand partenaire commercial. Debout entre les rangées de caisses d’expédition destinées aux marchés européens et asiatiques, je ne peux m’empêcher de remarquer l’ironie.
« Nous constatons une augmentation de 15% des exportations non destinées aux États-Unis par rapport au trimestre précédent, » explique Juliette Moreau, coordinatrice logistique au Port de Montréal. « Les entreprises diversifient leurs marchés plus rapidement que nous ne l’avons vu depuis des décennies. »
Ce boom inattendu des exportations survient seulement trois mois après que l’administration Biden a mis en œuvre un controversé tarif de 25% sur les produits canadiens d’aluminium et d’acier. Ces mesures, initialement conçues pour protéger les fabricants américains, semblent avoir l’effet inverse le long de la frontière nord.
Statistique Canada a publié hier des chiffres montrant que les exportations mensuelles du Canada vers des destinations non américaines ont atteint 17,8 milliards de dollars canadiens en avril, le chiffre le plus élevé depuis le début des registres en 1988. Cette hausse représente une augmentation de 8,7% sur un an, avec une croissance particulièrement forte dans les produits agricoles, les biens manufacturés et les services technologiques.
« Nous n’avions pas anticipé ce niveau d’adaptation du marché, » admet Marcel Labelle, économiste principal à la Banque Royale du Canada. « Les entreprises canadiennes ont apparemment préparé des plans de contingence depuis des années, et les récents tarifs ont simplement accéléré leur calendrier de mise en œuvre. »
Cette reconfiguration commerciale survient au milieu de relations économiques détériorées entre ces alliés de longue date. Au-delà des tarifs sur l’aluminium et l’acier, Washington a récemment annoncé des plans pour réviser les importations de bois d’œuvre canadien, tandis que le Canada a déposé des contestations via les mécanismes de l’ACÉUM et l’Organisation mondiale du commerce.
Pour les entreprises prises dans le feu croisé, l’adaptation est devenue la seule stratégie viable. Dans la vallée de l’aluminium au Québec, historiquement dépendante des marchés américains, les producteurs ont radicalement changé de cap.
« Il y a cinq ans, 78% de notre production partait au sud de la frontière, » explique Pierre Tremblay, directeur des opérations chez Métaux Saguenay. « Aujourd’hui c’est 41% et ça continue de baisser. Nous avons doublé nos exportations vers l’Allemagne et l’Asie du Sud-Est depuis janvier. »
Le gouvernement canadien a accéléré cette transition grâce à son Programme de diversification du commerce, qui a alloué 1,1 milliard de dollars canadiens sur cinq ans pour aider les entreprises à trouver de nouveaux marchés. Le programme a facilité des missions commerciales en Inde, au Vietnam et dans l’Union européenne, résultant en plus de 3,8 milliards de dollars canadiens de nouveaux contrats depuis 2022.
« Ce n’est pas simplement réactif — c’est un changement fondamental dans notre architecture commerciale, » explique la ministre du Commerce, Mary Ng, lors d’un point de presse auquel j’ai assisté à Ottawa la semaine dernière. « Les entreprises canadiennes découvrent que la dépendance excessive à un seul marché crée des vulnérabilités inacceptables. »
Les avantages économiques s’étendent au-delà des secteurs d’exportation évidents. Le quartier financier de Toronto a connu une montée en flèche du financement du commerce international, avec des unités bancaires spécialisées signalant une croissance de 22% des services soutenant les exportations vers les marchés émergents.
« Nous avons embauché quinze nouveaux spécialistes juste pour gérer la demande accrue de facilitation du commerce Asie-Pacifique, » note Rahul Sharma, vice-président des solutions de commerce mondial à la Banque de Montréal.
Tous les secteurs ne se sont pas adaptés aussi bien. Les fabricants de pièces automobiles du sud de l’Ontario restent fortement intégrés aux chaînes d’approvisionnement américaines, avec des options limitées de diversification. Selon l’Association des fabricants de pièces automobiles, environ 83% des composants fabriqués au Canada traversent encore la frontière, malgré les pressions tarifaires.
« On ne peut pas simplement rediriger une chaîne d’approvisionnement automobile complexe du jour au lendemain, » explique l’analyste industrielle Sophia Williams. « La réalité est que pour certaines industries, la géographie et l’intégration historique créent des dépendances qui persistent malgré les tensions politiques. »
Ce changement commercial comporte des implications à long terme pour l’intégration économique nord-américaine. Une récente analyse du Fonds monétaire international suggère qu’une diversification commerciale soutenue par le Canada pourrait modifier de façon permanente les chaînes d’approvisionnement continentales qui se sont développées depuis l’accord original de l’ALENA de 1994.
Pendant ce temps, les industries américaines qui dépendent des intrants canadiens signalent une augmentation des coûts et des défis d’approvisionnement. Une enquête de l’Institut Peterson pour l’économie internationale basé aux États-Unis a révélé que les fabricants américains paient une prime moyenne de 12% pour des matériaux précédemment sourcés du Canada.
« Les tarifs étaient censés protéger les emplois américains, mais ils augmentent en réalité les coûts pour les fabricants en aval, » note Chris Porter, directeur des achats chez Wolverine Industrial Products, basé au Michigan. « Nous sommes pris entre absorber les coûts ou les transmettre aux consommateurs. »
De retour au port animé de Montréal, les manifestations pratiques de ce réalignement économique sont partout. De nouvelles routes maritimes vers Valence, Singapour et Mumbai ont été établies ces derniers mois. Les manutentionnaires font des heures supplémentaires pour accommoder cette hausse.
« Il y a dix ans, nous n’aurions pas pu imaginer la diversité des destinations que nous desservons aujourd’hui, » réfléchit Jean Bouchard, directeur de l’autorité portuaire. « La crise crée des opportunités, et les exportateurs canadiens font preuve d’une résilience remarquable. »
Alors que des conteneurs chargés de produits canadiens partent vers des marchés lointains, la question demeure de savoir si ce changement représente un ajustement temporaire ou une reconfiguration permanente des modèles commerciaux nord-américains. La réponse dépendra peut-être moins de l’économie que des calculs politiques faits à Washington et Ottawa.
Ce qui est clair, c’est que l’économie d’exportation du Canada a démontré une adaptabilité inattendue face aux pressions commerciales — une capacité qui pourrait finalement renforcer sa position sur les marchés mondiaux, indépendamment de l’évolution des tensions actuelles avec son voisin du sud.