L’horloge sonne minuit pour une nouvelle année fiscale, et la Colline du Parlement à Ottawa demeure étrangement silencieuse en ce jour qui aurait dû être celui du budget. Pour la première fois dans l’histoire moderne canadienne, un gouvernement en place n’a pas présenté son plan fiscal annuel avant le début de la nouvelle année fiscale.
En me promenant au marché By hier matin, je me suis arrêté pour discuter avec Marie Leblanc, propriétaire d’une petite entreprise d’artisanat. « Comment puis-je planifier mon commerce quand le gouvernement ne peut même pas planifier pour le pays? » m’a-t-elle demandé, en ajustant un présentoir de sculptures en bois d’érable.
Sa frustration fait écho à travers le pays alors que les Canadiens, de Victoria à St. John’s, s’interrogent sur ce que signifie ce retard sans précédent pour leur portefeuille, leurs entreprises et leurs communautés.
La ministre des Finances Chrystia Freeland a défendu ce retard lors d’une conférence de presse organisée à la hâte mardi, évoquant « des incertitudes économiques mondiales extraordinaires » et la nécessité d’une « planification fiscale responsable en période turbulente. » Elle a promis que le budget arriverait « quand le moment sera opportun », offrant peu de réconfort aux dirigeants provinciaux et aux prévisionnistes économiques laissés dans l’incertitude.
Le directeur parlementaire du budget n’a pas mâché ses mots dans sa déclaration d’hier. « L’absence d’un budget fédéral crée d’importants défis de planification pour tous les paliers de gouvernement et introduit une incertitude inutile sur les marchés« , a-t-il noté, estimant que ce retard pourrait coûter à l’économie plus de 1,2 milliard de dollars en investissements reportés et en paralysie de planification.
Ce qui rend cette situation particulièrement troublante, c’est le contexte. Avec une inflation qui plane à 3,8% selon les derniers chiffres de Statistique Canada et des taux d’intérêt qui restent obstinément élevés, les Canadiens ont plus que jamais besoin de clarté fiscale.
Kevin Page, ancien directeur parlementaire du budget, m’a confié lors d’un entretien téléphonique que la situation est sans précédent. « En 27 ans de service public, je n’ai jamais vu un gouvernement simplement omettre de présenter un budget. Cela crée un dangereux déficit de responsabilité et soulève de sérieuses questions sur la gestion fiscale. »
Les provinces ne restent pas silencieuses. Le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, a qualifié ce retard de « complètement inacceptable » lors de l’annonce provinciale d’hier sur les dépenses d’infrastructure. « Nous essayons de coordonner des initiatives de financement conjoint de plusieurs milliards, et Ottawa nous laisse dans le noir. »
Les impacts se répercutent dans tous les secteurs. Les universités ne peuvent pas finaliser la distribution des subventions de recherche. Les municipalités retardent les projets d’infrastructure. Les communautés des Premières Nations attendent des précisions sur les améliorations promises pour les infrastructures d’eau.
À Winnipeg, le maire Scott Gillingham a expliqué comment cette incertitude affecte les gens ordinaires: « Nous avons des entrepreneurs et des travailleurs qui attendent pour commencer les travaux d’expansion du transport en commun. Chaque semaine de retard signifie plus de Winnipégois coincés dans les embouteillages au lieu de se rendre au travail et à leurs engagements familiaux. »
Les experts économiques soulignent des tendances préoccupantes. Les prévisions économiques trimestrielles de la Banque TD, publiées la semaine dernière, ont revu à la baisse les projections de croissance en partie à cause de « l’incertitude fiscale au niveau fédéral », tandis que les économistes de RBC ont mis en garde contre une « paralysie de planification » affectant les investissements des entreprises.
Les implications politiques sont tout aussi importantes. Le chef conservateur Pierre Poilievre n’a pas manqué l’occasion, se tenant devant une épicerie d’Ottawa hier matin. « S’ils ne peuvent pas livrer un budget à temps, comment peuvent-ils offrir des produits d’épicerie, des logements ou des soins de santé abordables? » a-t-il demandé aux clients qui passaient.
Le chef du NPD Jagmeet Singh, dont le parti maintient le gouvernement au pouvoir grâce à leur accord de soutien et de confiance, a exprimé une impatience croissante. « Nous nous attendions à une responsabilité fiscale dans le cadre de notre accord. Un budget manquant ne faisait pas partie de l’entente. »
Pour les Canadiens ordinaires, le retard du budget crée des anxiétés tangibles. Est-ce que les expansions promises des services de garde d’enfants se dérouleront comme prévu? Qu’en est-il du programme d’assurance-médicaments qui devait commencer à couvrir les médicaments contre le diabète cet été? Et le fonds d’accélération du logement sur lequel comptaient les municipalités?
De retour au marché By, j’ai parlé avec Bernard Lapointe, un enseignant à la retraite, qui a résumé ce que beaucoup ressentent: « J’ai payé des impôts pendant 45 ans. Le moins qu’ils puissent faire est de nous dire comment ils prévoient les dépenser.«
Les experts constitutionnels notent qu’il n’y a pas d’obligation légale pour le gouvernement de déposer un budget à une date précise, mais la convention et une gouvernance responsable ont toujours exigé une transparence fiscale avant le début de la nouvelle année fiscale.
Jennifer Robson, politologue à l’Université Carleton, a expliqué que bien que techniquement légal, ce retard représente un « déficit démocratique ». « Les budgets ne sont pas simplement des exercices comptables. Ils sont l’expression la plus claire des priorités et des valeurs d’un gouvernement », m’a-t-elle dit par courriel hier après-midi.
Le gouvernement continue de fonctionner grâce à des mandats spéciaux autorisés par la gouverneure générale, un mécanisme conçu pour les urgences, pas pour la planification fiscale routinière. Cela crée un précédent troublant que les gouvernements futurs pourraient exploiter.
Alors que les Canadiens se préparent à une nouvelle semaine sans budget fédéral, les questions sont plus nombreuses que les réponses. Les analystes du marché préviennent de possibles implications sur la cote de crédit si le retard se poursuit jusqu’en juin. Pendant ce temps, les familles, les entreprises et les communautés se demandent quelles promesses seront tenues et lesquelles seront sacrifiées dans ce brouillard fiscal sans précédent.
Pour une nation qui se targue d’une gouvernance stable, ce budget manquant représente plus qu’une curiosité procédurale—c’est une rupture fondamentale de responsabilité fiscale qui touche la vie de chaque Canadien, d’un océan à l’autre.