La course invisible aux armements qui se déroule dans les laboratoires technologiques canadiens n’est pas ce que la plupart des gens imaginent. Alors que les tensions mondiales augmentent et que les budgets militaires s’élargissent, le Canada se trouve à la croisée des chemins où la technologie commerciale quotidienne chevauche de plus en plus les applications de défense. Cette intersection—connue sous le nom de « technologie à double usage« —représente à la fois une opportunité économique et un impératif stratégique que, selon plusieurs, le pays n’aborde pas adéquatement.
« Nous sommes assis sur une mine d’or de potentiel innovant qui sert à la fois les marchés commerciaux et les besoins de sécurité nationale, mais nous n’avons pas construit l’infrastructure appropriée pour la développer, » explique Dr. Rebecca Thompson, Directrice du Centre d’Études des Technologies de Défense à l’Université York. « Des pays comme Israël, les États-Unis, et de plus en plus la Chine ont maîtrisé cette approche écosystémique. Le Canada risque de prendre un retard critique. »
Les chiffres racontent une histoire convaincante. Recherche et développement pour la défense Canada a reçu environ 350 millions de dollars de financement annuel l’année dernière—une fraction de ce que des nations comparables investissent dans l’innovation de défense par rapport au PIB. Pendant ce temps, les processus d’approvisionnement de défense canadiens restent notoirement lents, avec des cycles d’acquisition prenant souvent 7 à 10 ans du concept au déploiement.
Qu’est-ce qui constitue exactement une technologie à double usage? Le spectre est étonnamment large: systèmes d’intelligence artificielle qui optimisent à la fois les chaînes d’approvisionnement manufacturières et la logistique de champ de bataille; matériaux avancés qui servent à la fois les applications d’énergie propre et de véhicules blindés; systèmes de drones également précieux pour la surveillance agricole et les missions de reconnaissance.
Prenons Quantum Horizons, basée à Waterloo, dont la technologie de détection quantique développée initialement pour l’exploration minérale attire maintenant l’intérêt des entrepreneurs de défense navale pour les capacités de détection de sous-marins. « Nous n’avons jamais cherché à être une entreprise de défense, » note le PDG Michael Chen. « Mais nous avons réalisé que notre technologie répond à des défis de sécurité critiques tout en maintenant notre activité commerciale. Le problème est de naviguer dans deux mondes complètement différents de financement et de réglementation. »
Les obstacles pour les entreprises canadiennes poursuivant des applications à double usage restent substantiels. Les exigences d’approvisionnement de défense demandent souvent des antécédents éprouvés que les startups n’ont pas. Pendant ce temps, les investisseurs en capital-risque s’éloignent fréquemment des applications de défense en raison de cycles de vente plus longs et de considérations éthiques.
Le Conseil des Innovateurs Canadiens a récemment publié un rapport soulignant que plus de 65% des entreprises technologiques canadiennes ayant des capacités à double usage citent la complexité réglementaire comme leur principal obstacle à l’entrée sur le marché de la défense. Cela contraste fortement avec le programme américain SBIR (Small Business Innovation Research), qui fournit des voies simplifiées pour que les technologies commerciales obtiennent des contrats de défense.
« Il ne s’agit pas de militariser le secteur technologique du Canada, » explique l’ancien responsable des approvisionnements Martin Lavoie, qui conseille maintenant des entreprises technologiques. « Il s’agit de créer des cadres intelligents où les innovations peuvent servir plusieurs objectifs et marchés. Bien faite, la technologie à double usage crée des entreprises résilientes qui résistent aux cycles économiques parce qu’elles ne dépendent pas d’une seule base de clients. »
Les analyses économiques suggèrent que les récompenses potentielles sont substantielles. Le marché mondial de la technologie à double usage devrait atteindre 235 milliards de dollars d’ici 2028, avec une croissance particulièrement forte dans les systèmes autonomes, la cybersécurité et les matériaux avancés. Les entreprises canadiennes ne captent actuellement que moins de 2% de ce marché malgré les bases solides du pays dans ces domaines.
Le contexte géopolitique ajoute de l’urgence à la conversation. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a démontré comment les technologies commerciales—des drones grand public aux communications par satellite—sont rapidement devenues des atouts critiques sur le champ de bataille. Pendant ce temps, la Chine poursuit des investissements agressifs dans les capacités à double usage qui servent à la fois des objectifs économiques et militaires.
« Les lignes entre technologie civile et militaire se sont fondamentalement estompées, » observe la chercheuse en politique de défense Samantha Wright de l’Institut Canadien des Affaires Mondiales. « Les pays qui créent des voies efficaces entre ces secteurs gagnent à la fois des avantages économiques et de sécurité. Le Canada doit reconnaître cette réalité. »
Plusieurs recommandations politiques ont émergé des consultations industrielles. Celles-ci incluent la création d’un fonds d’investissement spécialisé pour les startups à double usage, la simplification des processus d’habilitation de sécurité, l’établissement de bureaux de transfert de technologie dans les grandes universités, et le développement d’environnements « bac à sable » où les entreprises peuvent tester des applications avec les agences de défense sans engagements d’approvisionnement complets.
Le gouvernement fédéral a fait des premiers pas avec le programme Innovation pour la défense, l’excellence et la sécurité (IDEeS), qui a alloué 1,6 milliard de dollars sur 20 ans à partir de 2018. Cependant, les participants de l’industrie soutiennent que le programme reste sous-financé et trop compliqué par rapport aux homologues internationaux.
« La question fondamentale est de savoir si le Canada veut être un créateur ou simplement un consommateur de technologies critiques, » dit Marika Benoit, fondatrice de Sentinel Shield, une entreprise de cybersécurité basée à Ottawa. « En ce moment, nous produisons des innovateurs brillants qui finissent souvent par vendre à des entreprises étrangères parce que l’écosystème domestique ne soutient pas leur croissance, surtout lorsque leur technologie a des applications de sécurité. »
Certains progrès semblent à l’horizon. La récente mise à jour de la politique de défense signale une attention accrue à l’innovation, et plusieurs accélérateurs technologiques canadiens ont lancé des programmes spécialisés pour les startups à double usage. L’Initiative Catalyseur du Capital de Risque a également entamé des discussions sur un fonds dédié aux investissements technologiques stratégiques.
Pour que le Canada capitalise véritablement sur l’opportunité du double usage, les experts suggèrent une approche pangouvernementale qui aligne la politique d’innovation, l’approvisionnement de défense, les contrôles à l’exportation et les priorités de recherche académique. Sans cette coordination, le pays risque de voir ses avantages technologiques s’éroder pendant que d’autres nations prennent les devants.
Alors que les défis de sécurité mondiale s’accumulent et que les cycles technologiques s’accélèrent, les enjeux de cette conversation s’étendent bien au-delà des applications militaires. Les mêmes capacités qui renforcent la sécurité nationale stimulent souvent la productivité, la durabilité et les améliorations de la qualité de vie dans l’ensemble de l’économie civile.