Le chauffeur de taxi qui m’a pris en charge au MaRS Discovery District de Toronto la semaine dernière voulait parler d’intelligence artificielle. « Ma fille étudie l’informatique à Waterloo, » disait-il. « Elle me raconte que le Canada a inventé l’IA mais que les Américains s’approprient tout maintenant. » Il n’avait pas tout à fait tort.
Le rôle pionnier du Canada dans le développement des techniques d’apprentissage profond qui alimentent la révolution actuelle de l’IA est bien documenté. Quand Geoffrey Hinton, Yoshua Bengio et Richard Sutton jetaient les bases des réseaux neuronaux dans les universités canadiennes, la plupart de la Silicon Valley restait sceptique. Avançons jusqu’en 2023, et une question à mille milliards de dollars se pose : le Canada peut-il maintenir sa pertinence dans la technologie que nous avons contribué à créer?
Les chiffres dressent un tableau préoccupant. Alors que les startups canadiennes en IA ont levé un montant respectable de 952 millions de dollars en 2022 selon l’AVCQ, les entreprises américaines d’IA ont attiré plus de 40 milliards de dollars. Pendant ce temps, la Chine a investi environ 43 milliards de dollars dans son écosystème d’IA l’année dernière par le biais d’initiatives gouvernementales et de capital privé. L’avantage intellectuel initial du Canada ne s’est pas traduit par une domination commerciale.
« Nous excellons dans la création de technologie d’IA mais peinons à la développer à grande échelle, » explique Erin Bury, PDG de Willful, une plateforme de planification successorale basée à Toronto. « Les fondateurs canadiens atteignent souvent un plafond où ils doivent choisir entre maintenir leur indépendance avec un capital de croissance limité ou vendre à des géants américains. » Ce modèle se répète dans tout notre paysage d’innovation – des startups d’IA prometteuses sont acquises avant d’atteindre leur potentiel, avec leur propriété intellectuelle et leurs talents qui déménagent vers le sud.
La Stratégie pancanadienne en matière d’intelligence artificielle du gouvernement fédéral, lancée en 2017 avec un engagement de 125 millions de dollars et renouvelée en 2021 avec 443 millions supplémentaires, a aidé à établir des centres de recherche de classe mondiale comme l’Institut Vector à Toronto, Mila à Montréal et Amii à Edmonton. Ces institutions ont maintenu la compétitivité du Canada dans la recherche fondamentale, mais l’écart de transfert commercial s’élargit chaque trimestre.
Ce qui est particulièrement préoccupant, c’est la fuite des cerveaux. Les universités canadiennes produisent un talent exceptionnel en IA, mais la rétention reste problématique. Un rapport de Statistique Canada a révélé que plus de 65% des diplômés en génie logiciel des meilleures universités canadiennes travaillaient à l’étranger dans les cinq ans suivant l’obtention de leur diplôme. Pour les spécialistes en IA avec des diplômes avancés, les entreprises technologiques américaines offrent des salaires deux à trois fois plus élevés que leurs homologues canadiennes.
« J’ai obtenu mon diplôme du programme d’apprentissage automatique de l’Université de Toronto l’année dernière, » m’a confié une jeune chercheuse, demandant l’anonymat car elle a récemment accepté un poste dans une grande entreprise technologique américaine. « Je voulais rester au Canada, mais la différence était de 190 000 $ en Californie contre 85 000 $ à Toronto. Avec des coûts de logement similaires dans les deux endroits, la décision s’est imposée d’elle-même. »
Les enjeux géopolitiques ne pourraient être plus élevés. L’IA n’est pas simplement une autre industrie – elle devient rapidement le fondement de la compétitivité économique et de la sécurité nationale. La récente course des gouvernements américain et chinois pour réglementer et faire progresser les capacités d’IA montre qu’ils la considèrent comme une infrastructure aussi critique que l’électricité ou les télécommunications. L’AI Act global de l’UE démontre une urgence similaire.
La réponse du Canada a été plus mesurée. La Loi sur l’intelligence artificielle et les données (LIAD), introduite dans le cadre du projet de loi C-27, représente notre premier cadre réglementaire significatif. Bien qu’elle aborde des questions importantes concernant la gouvernance de l’IA, les critiques soutiennent qu’elle manque de l’urgence et de l’ambition nécessaires pour un pays qui lutte pour maintenir sa pertinence dans une technologie que nous avons contribué à développer.
« Nous avons besoin d’une approche pangouvernementale pour la compétitivité en IA, » affirme Dan Breznitz, titulaire de la chaire Munk d’études sur l’innovation à l’Université de Toronto et auteur de « L’innovation dans des lieux réels. » « Cela signifie une politique industrielle coordonnée, des incitations à l’immigration pour les talents en IA, des stratégies d’approvisionnement qui soutiennent les entreprises nationales et des cadres réglementaires qui protègent les Canadiens tout en permettant l’innovation. »
L’écart d’infrastructure informatique présente un autre défi. Le développement moderne de l’IA nécessite d’énormes ressources informatiques. Bien que l’Alliance de recherche numérique du Canada fournisse une certaine puissance de calcul haute performance pour la recherche académique, les entreprises canadiennes n’ont pas accès à l’infrastructure informatique disponible pour les concurrents américains. Le récent investissement fédéral de 40 millions de dollars dans une stratégie nationale d’informatique quantique reconnaît cet écart, mais la mise en œuvre reste à des années de distance.
Entre-temps, les entreprises canadiennes d’IA font face à une pression croissante du capital-risque américain. Lorsque des investisseurs américains mènent des rondes de financement, ils encouragent souvent les startups prometteuses à déplacer leur siège social ou leurs opérations aux États-Unis, citant la proximité avec les clients et le capital. Cela crée une situation paradoxale où les contribuables canadiens financent la recherche précoce et le développement des talents, pour voir ensuite les avantages économiques partir ailleurs.
Toutes les nouvelles ne sont pas décourageantes. Plusieurs entreprises canadiennes d’IA ont acquis une reconnaissance mondiale tout en maintenant des opérations importantes ici. Deep Genomics, basée à Toronto, qui utilise l’IA pour développer des médicaments génétiques, a obtenu 180 millions de dollars en financement de série C. Element AI de Montréal (bien que plus tard acquise par ServiceNow) a démontré la capacité du Canada à construire des entreprises définissant leur catégorie. AbCellera de Vancouver a utilisé l’IA pour aider à développer des traitements contre la COVID-19, montrant comment l’innovation canadienne peut relever des défis mondiaux.
Les partenariats public-privé montrent également des promesses. Le supergrappe Scale AI, basé à Montréal, a investi dans plus de 350 projets reliant les chercheurs en IA aux applications industrielles. Les partenariats commerciaux de l’Institut Vector aident à combler le fossé entre la recherche académique et l’implémentation commerciale. Ces modèles pourraient être élargis et reproduits avec un financement plus important.
« L’IA canadienne a besoin de capital patient et de programmes d’approvisionnement gouvernementaux qui permettent aux startups de se développer sans partir, » déclare Abdullah Snobar, directeur exécutif de l’accélérateur technologique DMZ de l’Université métropolitaine de Toronto. « Nous devrions créer un environnement où nos entreprises peuvent atteindre 100 millions de dollars de revenus tout en étant basées ici, et non les regarder partir quand elles atteignent 10 millions. »
L’avenir de la compétitivité canadienne en IA dépend non seulement du maintien de notre excellence en recherche, mais aussi de la construction d’un écosystème commercial, réglementaire et d’investissement qui transforme les idées en entreprises mondialement compétitives. C’est un défi digne du pays qui a contribué à déclencher la révolution de l’IA.