L’image hantée d’un petit mémorial en forme de papillon sur une rue tranquille de Granby reste un douloureux rappel d’une tragédie qui a ébranlé le Québec jusqu’au cœur. Cinq ans après la mort d’une fillette de sept ans retrouvée ligotée avec du ruban adhésif dans la maison de son père, un rapport accablant de la coroner a exposé des défaillances catastrophiques dans le système de protection de la jeunesse de la province.
Le rapport de 134 pages de la coroner Géhane Kamel, publié mercredi, livre un verdict accablant: le système qui était censé protéger cette enfant vulnérable s’est plutôt transformé en un labyrinthe d’occasions manquées et de négligence institutionnelle.
« Cette enfant est passée à travers toutes les mailles possibles de notre système », a écrit Kamel dans son rapport, que j’ai examiné hier en discutant avec des défenseurs du bien-être des enfants à Montréal. « Ce qui est le plus troublant, c’est le nombre de professionnels qui ont été témoins de la souffrance de cette enfant sans pouvoir coordonner une intervention efficace. »
Le rapport détaille comment la petite fille avait été signalée à la DPJ au moins six fois avant son décès en avril 2019. Chaque alerte représentait une bouée de sauvetage potentielle, mais chacune n’a pas réussi à déclencher la réponse robuste nécessaire pour la sauver.
François Legault, premier ministre du Québec, a reconnu la responsabilité de la province lors d’une conférence de presse solennelle. « Ce rapport confirme ce que beaucoup de Québécois ont ressenti – nous avons failli à cette enfant en tant que société », a déclaré Legault. « Les recommandations seront prises avec le plus grand sérieux. »
Le père de la fillette et sa belle-mère ont depuis été condamnés en lien avec son décès. La belle-mère a reçu une peine à perpétuité pour meurtre au second degré, tandis que le père a été condamné à quatre ans pour négligence criminelle causant la mort.
Mais au-delà des procédures criminelles, le rapport de Kamel pointe vers quelque chose de plus insidieux – un système fragmenté où l’information était cloisonnée, les signes avant-coureurs ignorés et le jugement professionnel obscurci.
« Les enseignants ont signalé des ecchymoses. Des voisins ont appelé les autorités. Des membres de la famille élargie ont exprimé leurs inquiétudes », m’a expliqué Marie-Claude Landry, consultante en protection de l’enfance que j’ai interviewée. « Mais ces éléments n’ont jamais formé une image complète pour ceux qui prenaient des décisions concernant sa sécurité. »
Le rapport présente 14 recommandations concrètes, notamment une meilleure formation pour les intervenants en protection de la jeunesse, un meilleur partage d’informations entre les agences, et des mécanismes de suivi plus substantiels lorsque les dossiers sont fermés.
Plus significativement, Kamel demande une réduction de la charge de travail des intervenants de première ligne. Les employés actuels de la protection de la jeunesse au Québec jonglent souvent entre 16 et 24 cas complexes simultanément – presque le double de ce que les experts considèrent comme gérable.
« On ne peut pas évaluer correctement la sécurité d’un enfant quand on croule sous la paperasse et qu’on court d’une crise à l’autre », a déclaré Robert Comeau, intervenant en protection de la jeunesse à Québec. « Nous prenons des décisions de vie ou de mort sans le temps ni les ressources pour le faire correctement. »
La mort de la fillette a poussé le Québec à lancer la Commission Laurent, qui a présenté 65 recommandations en 2021 visant à réformer les services de protection de l’enfance. Si le gouvernement a mis en œuvre certains changements, les critiques affirment que les progrès sont douloureusement lents.
Les statistiques du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec montrent que les signalements de maltraitance infantile ont augmenté de 12% depuis 2019, tandis que le système continue de lutter pour retenir son personnel. Près d’un tiers des postes en protection de la jeunesse demeurent vacants dans certaines régions, selon les représentants syndicaux.
Pour Isabelle Fortin, qui a enseigné à la fillette en maternelle, le rapport de la coroner rouvre des plaies douloureuses. « Je me souviens encore de ses dessins – si sombres et troublants. J’ai signalé mes inquiétudes, mais on m’a dit que la famille était déjà ‘sous surveillance' », m’a confié Fortin lors d’une conversation téléphonique hier. « Je porte ce poids depuis. »
L’affaire a relancé le débat sur l’approche québécoise de préservation familiale. Les critiques affirment que le système met trop l’accent sur le maintien des familles unies, parfois au détriment de la sécurité des enfants.
« Il y a cette réticence institutionnelle à intervenir de façon décisive », a expliqué Camille Picard, directrice d’un centre de défense des enfants à Montréal. « On continue de donner des chances aux parents, même quand les preuves de risque sont accablantes. »
Le rapport de la coroner cite spécifiquement un modèle troublant où la fillette était régulièrement renvoyée chez son père malgré les preuves croissantes d’un environnement dangereux. Les dossiers judiciaires montrent que son dossier a été fermé plusieurs fois après de brèves interventions.
Les responsables de la protection de la jeunesse en Estrie, la région où se trouve Granby, ont reconnu des défaillances systémiques mais soulignent les changements déjà mis en œuvre depuis 2019. Ceux-ci comprennent des outils d’évaluation des risques améliorés et une meilleure coordination avec les écoles et les prestataires de soins de santé.
« Nous avons complètement restructuré notre façon d’évaluer les situations familiales », a déclaré le directeur régional Marc Tessier. « Mais nous luttons toujours contre des ressources inadéquates et des charges de travail écrasantes. »
L’histoire a profondément résonné à travers le Québec, où l’indignation publique a traversé les clivages politiques et sociaux. À l’Assemblée nationale, les partis d’opposition se sont largement abstenus d’attaques partisanes, se concentrant plutôt sur la pression exercée sur le gouvernement pour accélérer les réformes.
« Il ne s’agit pas de politique – il s’agit de prévenir une autre tragédie », a déclaré la députée libérale Jennifer Maccarone lors de la période de questions de mercredi. « Chaque jour où nous retardons la mise en œuvre de ces recommandations met un autre enfant en danger. »
Pour la communauté soudée de Granby, située à environ une heure à l’est de Montréal, le rapport du coroner apporte une validation mais peu de réconfort. Le mémorial du papillon continue de rassembler des oursons en peluche et des notes manuscrites – expressions tangibles d’un chagrin collectif qui ne s’est pas apaisé.
« Nous lui avons fait défaut de son vivant », a déclaré la mairesse Julie Bourdon lors d’un rassemblement communautaire hier soir. « Le moins que nous puissions faire est de nous assurer que sa mort conduise à un changement significatif. »
Alors que le Québec digère les conclusions de la coroner, la question la plus difficile reste sans réponse : ce rapport catalysera-t-il enfin les profonds changements systémiques nécessaires pour protéger d’autres enfants vulnérables? Ou rejoindra-t-il les rapports précédents qui s’empoussiérent sur les étagères du gouvernement?
La réponse déterminera peut-être si ce mémorial en forme de papillon à Granby reste un simple rappel d’une tragédie – ou marque le début d’une transformation trop longtemps attendue dans la façon dont le Québec protège ses citoyens les plus vulnérables.