Dans une démonstration inhabituelle de coopération transpolitique, les députés conservateurs se sont alliés hier avec les Libéraux au pouvoir pour limiter le débat sur le projet de loi C-5, cette législation controversée visant à réformer le cadre de la protection des renseignements personnels numériques au Canada.
La motion pour imposer l’attribution de temps a été adoptée par 174 voix contre 98, les Néo-démocrates et le Bloc Québécois ayant voté contre cette mesure, soutenant qu’une législation aussi complexe mérite un examen plus approfondi.
« Quand les Canadiens nous ont envoyés ici, ils s’attendaient à ce que nous réalisions des choses, pas à ce que nous retardions indéfiniment, » a déclaré le ministre de la Justice David Lametti aux journalistes à l’extérieur de la Chambre. « Après trois semaines de débat et d’audiences en comité, il est temps d’avancer sur la protection de la vie privée des Canadiens à l’ère numérique. »
Le projet de loi, qui propose des changements importants à la façon dont les entreprises technologiques collectent et utilisent les données personnelles des Canadiens, chemine au Parlement depuis février. Les parties prenantes de l’industrie ont présenté des perspectives nettement divergentes lors des audiences en comité.
Le leader parlementaire conservateur Andrew Scheer a défendu le soutien surprenant de son parti à la limitation du débat. « Nous avons exprimé clairement nos préoccupations, proposé des amendements raisonnables, et maintenant les Canadiens méritent de la certitude. Le secteur technologique ne peut pas prospérer dans un flou réglementaire. »
Cette rare alliance entre les deux principaux partis a pris les observateurs politiques au dépourvu. Les vétérans de la Colline du Parlement notent que les partis d’opposition résistent généralement aux tentatives gouvernementales d’accélérer la législation.
« Je couvre le Parlement depuis quinze ans, et ce genre de coopération sur l’attribution du temps est vraiment inhabituel, » a remarqué Chantal Hébert lors de l’émission Power & Politics de Radio-Canada. « Cela indique que les deux partis voient un avantage politique à résoudre ce projet de loi avant la pause estivale. »
Selon un récent sondage d’Abacus Data, 63 % des Canadiens soutiennent un renforcement des protections de la vie privée numérique, bien que la connaissance des dispositions spécifiques du projet de loi C-5 reste faible à seulement 27 %.
Pendant ce temps, le critique des affaires numériques du NPD, Brian Masse, a condamné cette décision comme un « raccourci démocratique » lors d’un échange houleux pendant la période des questions. « Le gouvernement prétend que trois semaines suffisent pour débattre d’une législation qui façonnera la manière dont les informations personnelles des Canadiens seront traitées pendant des décennies. Ce n’est pas seulement faux, c’est imprudent. »
Le chef du Bloc Québécois, Yves-François Blanchet, s’est dit particulièrement préoccupé par les dispositions qui pourraient potentiellement outrepasser la législation provinciale québécoise sur la protection des renseignements personnels. « Ottawa montre encore une fois sa volonté de piétiner les compétences du Québec quand ça l’arrange, » a-t-il déclaré aux journalistes dans le foyer.
Cette accélération survient alors que le Parlement fait face à un calendrier législatif chargé avec seulement neuf jours de séance restants avant la pause estivale. Le leader du gouvernement à la Chambre, Mark Holland, a identifié le projet de loi C-5 comme l’un des cinq projets de loi prioritaires que les Libéraux espèrent adopter avant que les députés ne retournent dans leurs circonscriptions.
Les représentants de l’industrie technologique restent divisés sur la législation. Le Conseil des innovateurs canadiens a salué le calendrier accéléré, le président du CCI, Benjamin Bergen, déclarant que le secteur « a besoin de clarté pour être compétitif à l’échelle mondiale. » Cependant, des défenseurs de la vie privée, notamment OpenMedia, ont fait valoir que précipiter une législation aussi importante risque d’intégrer des dispositions défectueuses dans la loi.
J’ai parlé avec Jennifer Stoddart, ancienne commissaire à la protection de la vie privée du Canada, qui a mis en garde contre la précipitation. « Le diable se cache toujours dans les détails avec la législation sur la protection des renseignements personnels. Chaque clause mérite un examen minutieux car les conséquences d’une erreur sont importantes et durables. »
Avec le débat désormais limité, le projet de loi devrait passer à la troisième lecture d’ici mardi, avec un vote final qui pourrait avoir lieu dès mercredi.
Lors des assemblées publiques communautaires auxquelles j’ai assisté à Ottawa et dans l’est de l’Ontario ce mois-ci, les préoccupations relatives à la vie privée figuraient étonnamment haut dans les priorités des électeurs. Dans un centre communautaire de Nepean jeudi dernier, presque toutes les mains se sont levées lorsqu’on a demandé aux participants s’ils s’inquiétaient de l’utilisation de leurs données en ligne.
« Je veux simplement savoir qui détient mes informations et ce qu’ils en font, » a déclaré Martha Keyes, 62 ans, qui assistait à la réunion. « Si ce projet de loi aide à cela, tant mieux, mais je ne comprends pas pourquoi ils doivent se précipiter. »
La législation imposerait de nouvelles obligations aux entreprises pour obtenir un consentement significatif pour la collecte de données, exigerait la portabilité des données entre les services et renforcerait les pouvoirs d’application du Commissaire à la protection de la vie privée avec des sanctions potentielles atteignant jusqu’à 5 % des revenus mondiaux pour les violations graves.
Alors que le Parlement s’oriente vers un vote, l’alliance inhabituelle entre Conservateurs et Libéraux sur la procédure, sinon nécessairement sur le contenu, démontre comment les calculs politiques autour de la politique numérique continuent d’évoluer de manière inattendue.