Les grondements qui résonnent dans les régions productrices de bourbon américain s’intensifient alors que les distillateurs font face à une nouvelle alarmante : les exportations vers le Canada ont chuté de près de 20% en 2023, illustrant une tendance préoccupante qui affecte l’ensemble du secteur des spiritueux. Après avoir échangé avec plusieurs producteurs au Kentucky la semaine dernière, force est de constater que la douleur financière devient impossible à ignorer.
« Nous avons perdu environ un quart de notre marché canadien depuis l’imposition de ces tarifs, » explique Marcus Willard, directeur des opérations d’une distillerie familiale à Bardstown, au Kentucky. « Ce ne sont pas simplement des chiffres sur un tableau – nous parlons d’emplois réels et d’entreprises générationnelles en péril. »
La cause réside dans la réponse stratégique d’Ottawa aux tarifs sur l’acier et l’aluminium imposés par l’ancien président Trump en 2018. Bien que l’administration Biden ait supprimé ces tarifs en 2021, le Canada a maintenu ses mesures de rétorsion contre le whiskey américain, créant un différend commercial qui a coûté aux distillateurs américains environ 225 millions de dollars en ventes canadiennes perdues, selon les estimations du Conseil des spiritueux distillés des États-Unis.
En parcourant les entrepôts silencieux où les barils de bourbon traditionnellement destinés au marché canadien attendent désormais, les conséquences deviennent palpables. Le tarif de 10% a effectivement mis les whiskies américains hors de portée concurrentielle sur un marché qui était autrefois la deuxième destination d’exportation de l’industrie.
Les données révèlent une réalité brutale : les exportations de spiritueux américains vers le Canada sont passées de 62,5 millions de dollars en 2022 à 50,8 millions l’année dernière, poursuivant un déclin amorcé il y a cinq ans. Cela frappe particulièrement durement le Kentucky, où la production de bourbon soutient plus de 22 500 emplois et contribue à environ 9 milliards de dollars annuellement à l’économie de l’État.
« Nous sommes pris dans le feu croisé de la politique, » déclare Teresa Reynolds, directrice des ventes internationales pour une entreprise de spiritueux basée à Louisville. « Nos produits n’ont rien à voir avec l’acier ou l’aluminium, mais nous supportons le poids de ces différends commerciaux. »
Les effets se répercutent sur toute la chaîne d’approvisionnement. Cooper’s Ridge Barrel Works, qui fabrique des fûts de chêne essentiels au vieillissement du bourbon, a vu ses commandes diminuer de 15% au cours des deux dernières années. « Quand les distillateurs réduisent leur production pour l’exportation, nous le ressentons immédiatement, » note James Franklin, maître tonnelier. « Nous avons dû réduire les quarts de travail et reporter nos plans d’expansion. »
La situation montre comment des tarifs ciblés peuvent infliger une douleur économique précise. Le Canada a conçu ces mesures pour affecter des régions politiquement sensibles – particulièrement le Kentucky, fief du chef de la minorité au Sénat Mitch McConnell, qui paradoxalement a défendu le libre-échange tout au long de sa carrière.
Les données économiques du Département du Commerce confirment la gravité de la situation : alors que les exportations américaines globales se sont remises des creux de la pandémie, des secteurs spécialisés comme celui des spiritueux haut de gamme restent vulnérables à ces barrières commerciales persistantes. Ce qui rend la situation particulièrement frustrante pour les producteurs, c’est que le différend initial a été largement résolu, mais les mesures punitives demeurent.
Des sources diplomatiques à Ottawa, s’exprimant sous couvert d’anonymat, indiquent que le Canada considère ces tarifs comme un levier dans les négociations commerciales en cours. « Il y a une réticence à abandonner cette carte de négociation sans obtenir des concessions dans d’autres domaines, » a révélé une source lors d’une séance d’information confidentielle le mois dernier.
Pendant ce temps, les marchés européens présentent un exemple inquiétant de ce que l’inaction continue pourrait engendrer. Des tarifs de rétorsion similaires imposés par l’Union européenne entre 2018 et 2021 ont provoqué une chute de 37% des exportations de whiskey américain vers cette région. Bien que ces tarifs aient été finalement suspendus, la reprise du marché a été lente, les consommateurs européens s’étant tournés vers des alternatives d’Irlande, d’Écosse et du Japon.
« Une fois que vous perdez de l’espace en rayon et la fidélité des consommateurs, il est incroyablement difficile de les reconquérir, » explique Dr. Elaine Chao, économiste spécialisée dans le commerce international à l’Université Georgetown. « Plus ces tarifs canadiens persistent, plus les dommages deviennent permanents. »
Les défenseurs de l’industrie ont intensifié leurs efforts de lobbying à Washington. L’Association des distillateurs du Kentucky s’est associée à des représentants du Congrès pour faire pression en faveur d’une résolution, arguant que ces exportateurs sont devenus des pions involontaires dans des enjeux commerciaux plus vastes.
Pour des communautés comme Clermont et Lawrenceburg, où la distillation reste au cœur des économies locales, les enjeux vont au-delà des bilans financiers des entreprises. « Chaque emploi à la distillerie en soutient deux autres dans la communauté, » explique Frank Thompson, maire d’une petite ville bourbon du Kentucky. « Quand les exportations souffrent, nos écoles, nos commerces locaux et notre assiette fiscale en ressentent tous l’impact. »
À l’approche de la saison électorale présidentielle, cette question pourrait gagner en importance politique, notamment dans les États pivots avec des secteurs significatifs de fabrication et d’exportation agricole similairement affectés par des différends commerciaux persistants.
La situation souligne une réalité économique fondamentale – dans les marchés mondiaux interconnectés d’aujourd’hui, les politiques commerciales affectent rarement uniquement leurs cibles prévues. Bien que conçus pour faire pression sur des industries ou des régions spécifiques, les tarifs créent des effets d’onde complexes qui peuvent persister longtemps après que les différends originaux aient disparu des manchettes.
Pour l’instant, les fabricants de bourbon américain continuent de faire vieillir leurs spiritueux, espérant que des solutions diplomatiques arriveront avant que davantage de parts de marché ne s’évaporent. Comme le dit Reynolds : « Le bourbon est patient – il repose en fûts pendant des années pour développer son caractère. Mais nos entreprises ne peuvent pas se permettre ce même luxe de temps tant que ces barrières artificielles restent en place. »