Le bourdonnement régulier des machines d’embouteillage ne semble pas, à première vue, être le théâtre de tensions géopolitiques. Pourtant, l’annonce récente du rapatriement de la production de la liqueur Sour Puss vers des installations canadiennes raconte une tout autre histoire. Cette spiritueux aux fruits populaire, reconnu pour ses couleurs vibrantes et ses profils sucrés-acidulés, opère un virage stratégique dans un contexte d’incertitudes commerciales croissantes entre le Canada et les États-Unis.
« Nous observons l’évolution du paysage commercial depuis plusieurs années, » explique Tanya Richardson, directrice des opérations chez Mark Anthony Group, propriétaire de la marque Sour Puss. « La décision de relocaliser la production vers notre installation ontarienne représente à la fois une atténuation des risques et un réengagement envers nos racines canadiennes. »
Ce changement survient alors que les relations bilatérales entre ces partenaires commerciaux de longue date sont devenues de plus en plus complexes. Depuis la renégociation de l’ALENA en ACEUM (ou CUSMA au Canada) en 2018, l’industrie des spiritueux navigue dans un environnement réglementaire en mutation. Les récentes menaces de tarifs sur l’aluminium et l’acier n’ont fait qu’accroître les préoccupations dans les secteurs manufacturiers qui dépendent des chaînes d’approvisionnement transfrontalières.
Pour les consommateurs canadiens, ce changement de production ne modifiera probablement pas le profil gustatif auquel ils se sont habitués avec les variétés framboise, pêche et pomme verte qui dominent les ventes de Sour Puss. L’entreprise a investi environ 12,4 millions de dollars pour moderniser son installation de Grimsby, en Ontario, assurant ainsi la cohérence des formulations tout en créant environ 26 nouveaux emplois.
« La recette ne change pas, seulement le code postal de l’usine de production, » a rassuré Richardson.
Les analystes économiques considèrent ce mouvement comme faisant partie d’une tendance plus large. « Ce que nous observons dans le secteur de la fabrication alimentaire et des boissons ne concerne pas uniquement l’évitement des tarifs, » note Dominic Barton, ancien conseiller économique canadien. « Il s’agit de la résilience de la chaîne d’approvisionnement. Les entreprises ont tiré de dures leçons des perturbations liées à la pandémie et intègrent désormais de la redondance dans leurs opérations. »
En effet, Statistique Canada a rapporté que les investissements dans la fabrication d’aliments et de boissons ont augmenté de 8,3% en glissement annuel en 2023, cette croissance étant largement concentrée dans des entreprises rapatriant des capacités de production précédemment externalisées aux États-Unis ou au Mexique.
L’industrie des spiritueux reste particulièrement sensible aux tensions commerciales en raison des réglementations provinciales complexes et des systèmes de distribution. Dans le cadre réglementaire très strict du Canada en matière d’alcool, la Régie des alcools de l’Ontario (LCBO) et des organismes provinciaux similaires conservent une influence significative sur les prix et la disponibilité.
« Pour des entreprises comme Mark Anthony Group, produire au Canada crée une structure de coûts plus prévisible, » explique Sylvain Charlebois, directeur du Laboratoire d’analytique agroalimentaire de l’Université Dalhousie. « Quand on prend en compte les fluctuations monétaires, les tarifs potentiels et les coûts de transport, la production nationale offre des avantages considérables pour les produits principalement vendus sur le marché canadien. »
La relocalisation de la production s’aligne également avec l’intérêt croissant des consommateurs pour les produits locaux. Un récent sondage d’Abacus Data a révélé que 64% des consommateurs canadiens déclarent une préférence accrue pour les produits alimentaires et les boissons produits au pays depuis 2020, « le soutien à l’économie locale » étant cité comme la principale motivation.
Ce qui rend ce changement particulièrement notable, c’est que Sour Puss a maintenu des ventes stables malgré l’évolution des préférences des consommateurs vers les spiritueux artisanaux et les alternatives moins sucrées. La marque a conservé une clientèle fidèle parmi sa démographie principale tout en reformulant progressivement ses produits pour réduire la teneur en sucre d’environ 15% au cours des trois dernières années.
« Les marques nostalgiques avec des identités fortes ont démontré une résilience remarquable, » observe Monika Sharma, analyste de l’industrie des boissons chez RBC Marchés des Capitaux. « Sour Puss s’est positionnée avec succès à la fois comme une boisson à siroter seule et comme un ingrédient de cocktail sur lequel les barmen comptent. »
Ce changement de production soulève des questions quant à la possibilité que d’autres produits du groupe Mark Anthony suivent le même chemin. Le portefeuille de l’entreprise comprend Mike’s Hard Lemonade et White Claw Hard Seltzer, qui jouissent tous deux d’une part de marché substantielle tant au Canada qu’aux États-Unis.
Interrogée sur les expansions potentielles de la capacité de production canadienne, Richardson est restée prudente mais a reconnu que des évaluations sont en cours. « Nous évaluons continuellement notre empreinte manufacturière en fonction des conditions du marché. Le déplacement de Sour Puss représente notre orientation stratégique actuelle, mais nous planifions toujours trois à cinq ans à l’avance. »
Pour la région du Niagara en Ontario, déjà connue pour son industrie vinicole florissante, l’expansion de la production de spiritueux représente une diversification économique bienvenue. Les responsables du développement régional estiment que les effets d’entraînement pourraient générer 4,3 millions de dollars supplémentaires par an pour les fournisseurs et prestataires de services locaux.
« La fabrication d’aliments et de boissons offre des opportunités d’emploi stables qui résistent mieux à l’automatisation que de nombreux autres secteurs, » explique Jennifer Greco, agente de développement économique pour la région du Niagara. « Ces postes sont généralement rémunérés 12 à 18% au-dessus des salaires médians pour des exigences de formation comparables. »
Ce changement met également en lumière l’évolution continue des relations commerciales entre le Canada et les États-Unis sous les administrations actuelles. Bien que des perturbations à grande échelle aient été largement évitées, des pressions ciblées dans des secteurs comme le bois d’œuvre, les produits laitiers et l’aluminium ont créé un environnement où les entreprises intègrent de plus en plus le risque politique dans leurs décisions de production.
Pour les consommateurs qui achètent une bouteille de Sour Puss dans leur magasin d’alcool local, le changement de production passera probablement inaperçu. Le logo familier du chat et les couleurs vives restent inchangés. Mais derrière cette continuité se cache une réponse calculée aux réalités changeantes du commerce nord-américain—un rappel que même dans les produits conçus pour la célébration et le plaisir, les décisions commerciales reflètent de plus en plus un monde d’alliances et de priorités économiques en évolution.
