Je viens de passer trois jours le long du fleuve Saint-Laurent, où les répercussions économiques de la dernière position commerciale de Washington transforment déjà les communautés industrielles. Le géant de l’aluminium Alcoa a suspendu son expansion prévue de 375 millions de dollars de ses opérations canadiennes – un projet qui aurait créé des centaines d’emplois dans la région du Saguenay au Québec.
« Nous attendions cet investissement depuis des années, » m’a confié Marie Deschamps à l’extérieur de l’aluminerie de Baie-Comeau, où elle travaille depuis 17 ans. « Maintenant tout est en pause, et personne ne sait pour combien de temps. »
Le coupable? Le tarif douanier de 25% imposé par l’administration Trump sur l’aluminium canadien, qui a bouleversé les calculs économiques des producteurs de métaux nord-américains et menace de défaire des décennies de chaînes d’approvisionnement intégrées.
Le PDG d’Alcoa, William Oplinger, n’a pas mâché ses mots lors de la conférence téléphonique sur les résultats trimestriels d’hier. « Les tarifs créent une incertitude significative pour notre stratégie de croissance canadienne, » a-t-il expliqué. « Nous sommes forcés de suspendre et de réévaluer nos plans de dépenses en capital jusqu’à ce que nous ayons une clarté sur la politique commerciale à long terme. »
Cette pause affecte trois projets majeurs dans les installations québécoises d’Alcoa qui auraient modernisé les lignes de production et augmenté la production de près de 15% au cours des cinq prochaines années. L’entreprise avait promu ces investissements dans le cadre de sa stratégie de développement durable, puisque l’hydroélectricité québécoise fait de ses opérations canadiennes l’un des producteurs d’aluminium les plus propres au monde.
Les données commerciales du département américain du Commerce montrent que les fabricants américains importent environ 9,5 milliards de dollars d’aluminium canadien annuellement, représentant environ 50% de la consommation américaine. Ce matériau entre dans la fabrication de tout, des canettes de bière aux avions de chasse.
En parcourant la rue principale de Baie-Comeau, l’anxiété est palpable. Les commerçants locaux comprennent que leur sort est lié à la prospérité de l’aluminerie. « Quand Alcoa éternue, nous attrapons une pneumonie, » a déclaré Jean-Pierre Tremblay, propriétaire d’une quincaillerie qui sert les travailleurs de l’usine.
La situation des tarifs souligne la fragilité de l’intégration industrielle nord-américaine. Selon l’accord commercial ACEUM signé en 2020, l’aluminium canadien était censé circuler librement à travers la frontière. Le traité comprend des dispositions spécifiquement conçues pour renforcer les chaînes d’approvisionnement régionales face à la concurrence chinoise.
« C’est exactement le contraire de ce que l’accord visait, » a expliqué Catherine Porter, analyste commerciale à l’Institut Peterson d’économie internationale. « Au lieu de renforcer la capacité industrielle nord-américaine, ces tarifs la fragmentent. »
L’industrie de l’aluminium représente un intérêt critique pour la sécurité nationale. Les entrepreneurs de la défense ont besoin d’aluminium de haute qualité pour les aéronefs, les navires et divers systèmes d’armement. Les experts de l’industrie notent que perturber l’approvisionnement canadien pourrait en fait accroître la dépendance à des sources moins fiables.
Le gouvernement canadien n’a pas encore annoncé de mesures de représailles, mais les différends commerciaux passés suggèrent que des contre-mesures ciblées sont probables. Lors du conflit tarifaire de 2018, le Canada avait imposé des droits dollar pour dollar sur des produits américains allant du bourbon aux cartes à jouer, ciblant stratégiquement des régions politiquement sensibles.
Pour des communautés comme Baie-Comeau et Saguenay, l’incertitude économique s’étend au-delà des portes de l’usine. Les responsables locaux estiment que chaque emploi dans les alumineries soutient trois postes supplémentaires dans l’économie régionale.
« Nous parlons d’emplois générationnels ici, » m’a dit le maire François Bouchard autour d’un café dans un restaurant local où les retraités de l’aluminium se rassemblent chaque matin. « Ce ne sont pas juste des emplois – ils sont le fondement de l’identité de notre communauté. »
Le Fonds monétaire international a averti la semaine dernière que l’escalade des tarifs sur l’aluminium pourrait réduire la croissance du PIB nord-américain de 0,3% si elle déclenche un conflit commercial plus large. L’économiste en chef de l’organisation a qualifié l’approche actuelle de « contre-productive pour la sécurité économique partagée. »
L’action d’Alcoa a chuté de 4,7% suite à l’annonce, avec des analystes de Goldman Sachs révisant à la baisse leurs perspectives pour l’entreprise. Les observateurs de l’industrie notent que si les producteurs américains pourraient temporairement bénéficier d’une réduction de la concurrence canadienne, les effets à long terme pourraient nuire aux fabricants américains qui dépendent d’un aluminium abordable.
De retour à l’usine de Baie-Comeau, les travailleurs terminent leurs quarts de travail avec plus de questions que de réponses. Philippe Gagnon, travailleur de l’aluminium de troisième génération, a résumé le sentiment: « Les politiciens jouent à ces jeux, mais c’est nous qui vivons avec les conséquences. Mon père et mon grand-père ont bâti leurs vies autour de cette usine. J’espérais que mon fils pourrait faire de même. »
Alors que Washington et Ottawa naviguent dans ce dernier différend commercial, les communautés le long du Saint-Laurent attendent dans les limbes – leur avenir économique tenu en otage par des calculs géopolitiques qui se déroulent à des centaines de kilomètres de distance.