Vous reconnaîtriez à peine le paysage des applications de livraison aujourd’hui par rapport à il y a seulement deux ans. Ce qui a commencé comme une bouée de sauvetage pendant les confinements pandémiques s’est transformé en quelque chose de bien plus ambitieux, les principales plateformes se précipitant maintenant pour se transformer en places de marché de détail qui, accessoirement, livrent aussi de la nourriture.
La semaine dernière, Uber a annoncé une expansion significative de son partenariat avec Loblaws, ajoutant plus de 2 000 produits PC Express à sa plateforme canadienne. Cette initiative fait suite à des démarches similaires des concurrents DoorDash et Instacart, qui ont tous deux courtisé agressivement les détaillants non-restaurateurs.
« Nous assistons au deuxième acte de ces plateformes de livraison, » explique Sylvain Charlebois, directeur du Laboratoire des sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie. « L’économie de la livraison de restaurants seule n’a jamais été viable à long terme. Les partenariats avec les détaillants offrent de meilleures marges et des courbes de demande plus stables. »
Les chiffres confirment ce pivot stratégique. Selon la firme d’études de marché NPD Group, les commandes non-restaurant représentent maintenant environ 27% de toutes les transactions d’applications de livraison au Canada, contre seulement 8% au début de 2021. La livraison au détail représente le segment à la croissance la plus rapide sur toutes les principales plateformes.
Pour Uber, qui a vu ses revenus de livraison de nourriture plafonner au dernier trimestre à 2,9 milliards de dollars mondialement, la diversification arrive à un moment crucial. Le rapport financier de l’entreprise a révélé que les partenariats de détail contribuent maintenant à environ 15% des revenus de livraison, avec des marges bénéficiaires nettement meilleures que les livraisons de restaurants.
« La livraison de restaurants fonctionne sur des marges extrêmement minces, » souligne Lisa Hutcheson, associée directrice du cabinet de conseil en commerce de détail J.C. Williams Group. « La valeur moyenne des commandes au détail peut être trois à quatre fois plus élevée, avec une sensibilité temporelle moindre et des modèles de demande plus prévisibles. »
Ce qui rend les partenariats de détail particulièrement attrayants, c’est l’amélioration économique pour toutes les parties impliquées. Contrairement aux restaurants, qui luttent souvent avec des taux de commission entre 15 et 30%, les détaillants peuvent négocier des conditions plus favorables en tirant parti de leur taille et en offrant un accès exclusif aux produits.
Derrière cette stratégie se cache une repensée fondamentale de ce que sont réellement les applications de livraison. Plutôt que de simples services logistiques, elles se repositionnent comme des plateformes de découverte – des portes d’entrée numériques vers tout, des pharmacies aux magasins d’électronique.
La transition n’a pas été sans défis. Un ancien gestionnaire des opérations d’Instacart, s’exprimant sous couvert d’anonymat, a décrit le changement culturel requis : « Nous avons dû complètement reconvertir nos systèmes. La livraison de restaurants privilégie la vitesse à tout prix. Le commerce de détail exige la précision des stocks et une manipulation soignée. La courbe d’apprentissage a été abrupte. »
Pour les détaillants canadiens, particulièrement les opérations de taille moyenne sans ressources technologiques pour construire leur propre infrastructure de livraison, ces partenariats offrent une bouée de sauvetage concurrentielle face à la domination croissante d’Amazon.
« C’est essentiellement un département de commerce électronique externalisé, » explique Jordan LeBel, professeur de marketing alimentaire à l’Université Concordia. « Les petits détaillants obtiennent une présence mobile immédiate, des capacités logistiques et l’accès à une démographie jeune qui ne visiterait peut-être jamais leurs emplacements physiques. »
L’intégration va au-delà de la simple liste de produits. Des fonctionnalités innovantes comme la section « repas prêts » d’Instacart brouillent la ligne entre les plats à emporter de restaurants et les aliments préparés d’épicerie. Pendant ce temps, la fonctionnalité « DoubleDash » récemment lancée par DoorDash permet aux clients d’ajouter des articles de magasins de détail à proximité à leurs commandes de restaurant sans frais de livraison supplémentaires.
Tout le monde n’est pas convaincu que la stratégie réussira. L’analyste de détail Bruce Winder prévient que l’économie unitaire fondamentale reste difficile : « En fin de compte, quelqu’un doit payer pour ce coût du dernier kilomètre. Que ce soit le consommateur par des frais, le détaillant par des commissions, ou les investisseurs subventionnant les pertes – les chiffres doivent encore fonctionner. »
En effet, la rentabilité reste insaisissable. Bien qu’Uber ait récemment rapporté sa première année complète de rentabilité ajustée, son segment de livraison fonctionne encore avec des marges minces. DoorDash n’a pas encore généré de revenus nets de façon constante malgré une part d’environ 65% du marché canadien de livraison alimentaire.
La bataille pour les partenariats de détail a déclenché de nouvelles dynamiques concurrentielles. Walmart Canada a récemment mis fin à sa relation exclusive avec Instacart, ajoutant à la fois Uber Eats et DoorDash comme partenaires de livraison. Les petits détaillants spécialisés se retrouvent courtisés avec des conditions de plus en plus favorables alors que les plateformes cherchent des inventaires uniques.
Pour les consommateurs, l’expansion du commerce de détail apporte à la fois des avantages et des inconvénients potentiels. Plus de sélection et des délais de livraison plus rapides s’accompagnent de préoccupations concernant la confidentialité des données et la consolidation potentielle du pouvoir de vente au détail entre les mains de quelques plateformes de livraison.
Pour l’avenir, les observateurs de l’industrie s’attendent à une convergence continue entre la livraison alimentaire et le commerce de détail. Plusieurs sources suggèrent qu’Uber développe une technologie permettant des commandes multi-emplacements en une seule livraison – permettant aux clients de combiner des repas de restaurant avec des articles de pharmacie ou des produits d’épicerie essentiels.
« Nous ne voyons vraiment que les débuts, » dit Charlebois. « L’aboutissement logique est le commerce unifié, où la distinction entre restaurant, épicerie et détail devient largement sans importance du point de vue du consommateur. »
Alors que ces plateformes continuent d’évoluer, une chose reste claire : ce qui a commencé comme un moyen simple de se faire livrer un dîner est devenu quelque chose de bien plus ambitieux – une réinvention de la façon dont les Canadiens urbains accèdent aux biens de toutes sortes. La question de savoir si cette vision réussira commercialement reste l’une des questions les plus importantes dans les secteurs de la technologie et du commerce de détail.