L’air froid d’hiver planait sur le modeste bungalow en briques à Ilford, dans l’est de Londres, où Fauja Singh avait passé ses dernières années. Dans le salon, des photos de famille racontaient une vie extraordinaire qui avait commencé au Punjab en 1911 et s’étendait sur trois siècles. Parmi elles, des images de Singh franchissant des lignes d’arrivée avec son emblématique turban jaune, défiant la compréhension conventionnelle du vieillissement et de l’endurance humaine.
Le 15 avril 2024, l’homme connu sous le nom de « Tornade en Turban » a rendu son dernier souffle à l’âge de 114 ans, quelques jours après avoir été heurté par un véhicule lors de sa promenade quotidienne près de chez lui. Sa mort a clos un chapitre remarquable dans l’histoire du marathon qui avait commencé à un âge où la plupart des gens sont déjà bien avancés dans leur retraite.
« Mon grand-père nous a enseigné que l’âge n’est qu’un chiffre, » m’a confié sa petite-fille Mindu Kaur par téléphone, la voix ferme malgré son chagrin. « Il disait toujours que le corps peut endurer ce que l’esprit croit possible. »
Le parcours de Singh dans la course à pied a commencé à 89 ans après son déménagement en Angleterre suite au décès de son épouse. Ce qui avait débuté comme une thérapie contre la dépression s’est transformé en une carrière athlétique étonnante qui l’a vu compléter son premier marathon à 89 ans et son dernier à 101 ans. En 2011, au Marathon Waterfront de Toronto, il est devenu le premier centenaire à terminer un marathon, avec un temps de 8 heures, 25 minutes et 16 secondes.
La communauté des coureurs de Toronto a adopté Singh comme l’un des leurs. Le directeur de course Alan Brookes, qui avait invité Singh au Canada pour la première fois, l’a décrit comme « un phare d’inspiration » qui a transformé leur événement.
« Quand Fauja a couru avec nous en 2011, quelque chose de magique s’est produit, » se souvient Brookes. « Des milliers de personnes bordaient le parcours simplement pour être témoins de cet extraordinaire esprit humain en action. »
Bien que le Guinness des Records n’ait jamais officiellement reconnu son exploit lié à son âge en raison de l’absence d’un certificat de naissance (chose courante pour sa génération dans le Punjab rural), la communauté des coureurs n’a jamais douté de sa réussite.
La vie de Singh a traversé la dissolution du Raj britannique, deux Guerres mondiales, la partition de l’Inde et la révolution numérique. Né dans une famille d’agriculteurs au Punjab en 1911, il n’a commencé à marcher qu’à l’âge de cinq ans en raison d’une faiblesse dans ses jambes. L’ironie n’a pas échappé à celui dont ces mêmes jambes allaient lui permettre de courir 10 marathons après 89 ans.
Dr. Melissa Witkowski, gérontologue à l’Université de Colombie-Britannique qui étudie le vieillissement exceptionnel, considère Singh comme un puissant contre-exemple aux présupposés culturels sur le vieillissement.
« Ce qui est remarquable chez Fauja Singh, ce n’est pas seulement sa longévité, mais sa qualité de vie, » explique Witkowski. « Son choix de commencer une pratique physique intense dans sa neuvième décennie remet en question tout ce que nous pensions savoir sur les capacités du corps humain vieillissant. »
Le régime d’entraînement de Singh était d’une simplicité trompeuse: des promenades quotidiennes, de la course légère et un régime végétarien riche en curry et en thé. Il a évité l’alcool et le tabac toute sa vie et a maintenu des liens profonds avec sa foi sikhe et sa communauté.
Dans la communauté sikhe de Toronto, Singh était vénéré non seulement pour ses exploits athlétiques, mais aussi pour son humilité et son service. Il a recueilli près de 500 000 $ pour diverses œuvres caritatives grâce à sa course, notamment l’organisation humanitaire sikhe Khalsa Aid et plusieurs hôpitaux au Royaume-Uni et en Inde.
Balpreet Singh (sans lien de parenté), conseiller juridique de l’Organisation mondiale sikhe du Canada, a souligné l’impact plus large de la visibilité de Fauja. « Pour de nombreux jeunes Sikhs qui ont grandi dans l’ère post-11 septembre, quand les turbans étaient souvent vus avec suspicion, voir Fauja célébré dans le monde entier offrait un contre-récit puissant. Il a montré que le turban représente la résilience, la détermination et le service. »
Dans ses dernières années, Singh a publié une autobiographie, « Turbaned Tornado », dont tous les bénéfices ont été versés à des œuvres caritatives. Il a porté la flamme olympique lors des Jeux de Londres en 2012 et a reçu la Médaille de l’Empire britannique pour services rendus au sport et à la charité en 2015.
J’ai rencontré Singh en 2018 lors de sa visite à Vancouver pour un événement communautaire. Bien que son anglais fût limité et qu’il s’exprimait principalement par l’intermédiaire d’un traducteur, son charisme transcendait la barrière linguistique. Ses mains usées, aux jointures gonflées par des décennies d’agriculture puis de course, gesticulaient avec animation tandis qu’il décrivait la sensation de franchir une ligne d’arrivée.
« Quand je cours, je parle à Dieu, » m’a-t-il dit par l’intermédiaire de son traducteur. « Mes pieds deviennent ma prière. »
Sa mort a suscité des hommages du monde entier, notamment de la légende kényane du marathon Eliud Kipchoge, qui a qualifié Singh d' »incarnation de l’endurance dans sa forme la plus pure » dans une déclaration sur les médias sociaux.
Les funérailles de Singh auront lieu à Londres la semaine prochaine, avec des courses commémoratives prévues à Toronto, Vancouver, New York et Delhi. Sa famille a demandé des dons à Khalsa Aid plutôt que des fleurs.
Le plus grand héritage de Singh ne se trouve peut-être pas dans les livres de records, mais dans la façon dont il a transformé les perceptions culturelles du vieillissement. Dans une société qui souvent isole et diminue ses aînés, Singh a offert une vision radicalement différente—où nos dernières années peuvent être une période de croissance, de contribution, et même d’accomplissement athlétique.
Alors que la nuit tombe sur le sentier du lac de Toronto où Singh a un jour écrit l’histoire, des coureurs de tous âges continuent de suivre ses pas. Parmi eux, nombreux sont ceux qui ne seraient pas là sans ce centenaire qui a montré qu’il n’est jamais trop tard pour commencer.
