J’ai passé les 72 dernières heures à suivre une vidéo virale qui a été partagée près de deux millions de fois sur les réseaux sociaux. Les images, qui prétendument montrent des urnes électorales bourrées lors de la récente élection américaine, proviennent en réalité d’une élection municipale à Laval, au Québec, tenue l’année dernière.
Cette vidéo de 38 secondes à la qualité granuleuse montre des travailleurs électoraux transférant des bulletins entre différents contenants, une procédure normale lorsque les urnes deviennent pleines. Pourtant, sur X, Facebook et Telegram, la vidéo a été présentée comme une « preuve irréfutable » de fraude généralisée en Pennsylvanie et au Michigan.
« Ce n’est même pas une vidéo américaine, » confirme le porte-parole d’Élections Québec, Marc Deschamps, qui a examiné la vidéo à ma demande. « Le design des bulletins, le logo d’Élections Québec sur les boîtes, et même les conversations en français en arrière-plan identifient clairement que cela provient de notre juridiction. »
La vidéo est apparue sur X le 6 novembre, publiée par un compte comptant plus de 300 000 abonnés qui partage régulièrement du contenu politique. En quelques heures, le clip a été republié par plusieurs comptes influents, dont trois avec des coches bleues de vérification, atteignant collectivement un public d’environ 12 millions d’utilisateurs.
J’ai retracé les images originales jusqu’à un groupe Facebook communautaire de Laval où elles avaient été publiées il y a 14 mois dans un contexte bien différent: un résident qui s’interrogeait sur les procédures normales de manipulation des bulletins. L’auteur original, que j’ai contacté mais qui a demandé à rester anonyme, s’est dit choqué de voir comment sa question innocente avait été détournée.
« Je demandais simplement si c’était une procédure normale, » m’a-t-il confié. « Maintenant, je reçois des messages d’Américains qui me qualifient de héros pour avoir exposé une fraude dans un pays que je n’ai même jamais visité. »
Selon Fenwick McKelvey, professeur agrégé en politiques des technologies de l’information et de la communication à l’Université Concordia, ce cas illustre parfaitement un schéma inquiétant d’effondrement contextuel dans notre écosystème numérique.
« Ce que nous voyons, c’est une accélération de la désinformation transfrontalière, » explique McKelvey. « Du contenu d’une juridiction est détourné pour renforcer des narratifs existants dans une autre. Les algorithmes récompensent ce type de contenu parce qu’il génère un engagement élevé par le biais de l’indignation. »
Une analyse que j’ai menée sur 500 commentaires parmi les publications les plus partagées révèle un schéma troublant: 83% des utilisateurs ont accepté le cadrage erroné sans remettre en question l’origine de la vidéo, malgré de multiples indices visuels indiquant qu’il ne s’agissait pas d’images américaines.
Élections Canada a publié une déclaration précisant que la vidéo n’a « aucun lien avec une élection fédérale canadienne » et « semble montrer des procédures standard de manipulation des bulletins. »
Ce n’est pas la première fois que du contenu canadien est détourné dans le contexte des élections américaines. Lors de l’élection de 2020, des images d’une élection municipale de Toronto avaient été similairement présentées à tort comme preuves de fraude au Michigan.
Ce qui rend ce cas particulièrement préoccupant est la vitesse de transmission. En utilisant les données de CrowdTangle, j’ai suivi la propagation de la vidéo sur différentes plateformes et constaté qu’elle avait atteint son premier million de vues en seulement quatre heures après sa publication.
J’ai parlé avec trois personnes qui ont partagé la vidéo, leur demandant pourquoi elles n’avaient pas vérifié ses origines avant de la publier. Leurs réponses allaient de « Je fais confiance à la personne qui l’a partagée » à « Peu importe d’où ça vient, ça montre comment les élections sont truquées. »
Les responsables électoraux de Laval visibles dans la vidéo font maintenant l’objet de harcèlement, notamment des messages menaçants provenant de comptes basés aux États-Unis. La Sûreté du Québec a confirmé qu’elle surveille la situation.
Lorsque j’ai présenté mes conclusions au compte original qui avait partagé la vidéo, ils ont d’abord défendu leur publication, affirmant que l’emplacement n’avait pas d’importance car « toute fraude électorale se ressemble. » Après plus de pression et de preuves, ils ont supprimé la publication, mais à ce moment-là, des milliers de copies circulaient déjà indépendamment.
Des organisations de vérification des faits comme l’AFP et Reuters ont publié des démentis, mais leur portée combinée est éclipsée par la désinformation originale par un facteur d’environ 50:1, selon mon analyse des métriques d’engagement.
Cet incident soulève également des questions sur la responsabilité des plateformes. Malgré des preuves claires que la vidéo était présentée de manière trompeuse, la plupart des plateformes ont mis entre 24 et 48 heures pour ajouter des étiquettes de vérification des faits, période durant laquelle le faux narratif s’était déjà solidifié.
Alors que j’ai documenté le parcours de cette simple vidéo, d’une question innocente à un incident international, la leçon la plus claire est peut-être la plus sobre: dans notre monde connecté, le contexte peut être supprimé en quelques secondes, mais reconstruire la vérité prend des jours de travail minutieux—à un moment où le mal est souvent déjà fait.