Le visage des prairies canadiennes pourrait bientôt changer radicalement si deux géants agricoles parviennent à leurs fins. Les agriculteurs de tout le pays se mobilisent contre l’acquisition proposée de 775 millions de dollars des actifs céréaliers de Parrish & Heimbecker par Richardson International, avertissant qu’une concentration accrue dans un marché déjà restreint pourrait les laisser avec moins d’options de vente et des prix plus bas.
La semaine dernière, une coalition de groupes d’agriculteurs a livré un message sans équivoque à Ottawa : bloquez cette transaction. La fusion combinerait deux des plus grandes entreprises de manutention de grains du Canada, remodelant potentiellement la façon dont les cultures passent du champ au marché dans l’Ouest canadien.
« On parle ici du gagne-pain de l’agriculture canadienne, » déclare Kevin Serfas, qui cultive 24 000 hectares près de Lethbridge, en Alberta. « Quand on élimine la concurrence, ce sont toujours les agriculteurs qui finissent par en payer le prix. »
L’acquisition, annoncée en mai, transférerait le réseau de silos à grains et d’installations de transformation de P&H à Richardson, créant ce que de nombreux agriculteurs décrivent comme une dangereuse concentration du pouvoir de marché. L’accord nécessite l’approbation du Bureau de la concurrence du Canada, qui a entamé un processus d’examen qui devrait durer plusieurs mois.
Pour situer le contexte, Richardson et P&H contrôlent ensemble environ 30 % de la capacité de manutention des grains dans l’Ouest canadien. Une fois fusionnées, elles rivaliseraient avec Viterra (anciennement Saskatchewan Wheat Pool) en tant qu’acteurs dominants dans un marché où les agriculteurs se plaignent déjà d’options limitées pour vendre leur blé, canola et autres cultures.
Todd Lewis, ancien président de l’Association des producteurs agricoles de la Saskatchewan, l’exprime clairement : « Dans les régions rurales, perdre ne serait-ce qu’un acheteur peut faire la différence entre des prix compétitifs et des offres à prendre ou à laisser. Certains agriculteurs se retrouveraient avec seulement un ou deux acheteurs à distance économiquement viable pour le camionnage. »
Les préoccupations vont au-delà de la simple tarification. Les agriculteurs soulignent les problèmes de service, les pertes d’emplois potentielles dans les communautés rurales, et la possibilité qu’une industrie plus concentrée puisse exercer une plus grande influence sur les priorités de transport – crucial dans un pays où les contraintes de capacité ferroviaire ont déjà entraîné d’énormes retards.
Richardson défend l’acquisition comme nécessaire pour que les entreprises canadiennes puissent concurrencer à l’échelle mondiale. « L’envergure est importante dans l’agriculture mondiale, » explique Hayley Johnson, porte-parole de Richardson. « Cette combinaison créerait une entreprise canadienne plus forte, capable de concurrencer les sociétés multinationales qui dominent le commerce mondial des grains. »
Mais les agriculteurs restent sceptiques. Des études de l’Université de la Saskatchewan ont montré que la consolidation antérieure dans le secteur de la manutention des grains a entraîné des niveaux de « base » plus larges – essentiellement la différence entre les prix mondiaux des céréales et ce que les agriculteurs reçoivent réellement. Pour une ferme céréalière moyenne de 2 000 hectares, même une réduction de 5 $ par tonne des prix compétitifs pourrait signifier 25 000 $ de revenus annuels perdus.
Le débat sur la fusion met en lumière les tensions croissantes dans l’agriculture canadienne. Depuis la dissolution du pouvoir de vente à guichet unique de la Commission canadienne du blé en 2012, l’industrie de la manutention des grains a connu une consolidation significative. Le nombre de grandes entreprises céréalières opérant dans les prairies est passé de neuf à cinq au cours de la dernière décennie.
Wade Sobkowich, directeur exécutif de la Western Grain Elevator Association, reconnaît ces préoccupations mais suggère que les forces du marché prévaudront. « Les entreprises doivent toujours se faire concurrence pour obtenir le grain des agriculteurs. Si une entité fusionnée n’offre pas des prix compétitifs, elle perdra des clients au profit d’autres. »
Cependant, la géographie de la manutention des grains complique cet argument. Avec des fermes réparties sur de vastes distances et des coûts de transport formant une dépense importante, les agriculteurs n’ont pas toujours plusieurs options de vente viables, indépendamment des écarts de prix.
Le Bureau de la concurrence examinera de près ces dynamiques. Ces dernières années, le bureau a adopté une position plus agressive sur les fusions dans de multiples secteurs, bien que la consolidation agricole présente des défis uniques pour les régulateurs qui équilibrent les gains d’efficacité et les préoccupations concurrentielles.
Le ministre fédéral de l’Agriculture, Lawrence MacAulay, a reconnu avoir reçu les préoccupations des agriculteurs mais note que le Bureau de la concurrence fonctionne indépendamment de la direction politique. « Nous comprenons l’importance de ce dossier pour les familles agricoles canadiennes, » a déclaré son bureau, « et faisons confiance au Bureau de la concurrence pour mener un examen approfondi. »
Alors que le processus réglementaire se déroule, les agriculteurs poursuivent leur campagne de pression. La question transcende les lignes politiques, avec des groupes agricoles de tout le spectre politique trouvant un rare terrain d’entente dans l’opposition à une consolidation supplémentaire.
« Il ne s’agit pas de politique – il s’agit de l’avenir des fermes familiales, » affirme Bill Campbell, président des Producteurs agricoles Keystone. « Quand vous avez des agriculteurs de cinquième génération inquiets de leur capacité à négocier des prix équitables, cela devrait vous dire quelque chose. »
L’issue reste incertaine, mais le débat met en évidence une tension fondamentale dans l’agriculture moderne : à mesure que les marchés mondiaux exigent des acteurs toujours plus grands, les dynamiques concurrentielles locales qui protègent les intérêts des agriculteurs peuvent être menacées.
Pour l’instant, les agriculteurs des prairies observent attentivement, espérant que leurs préoccupations pèseront lourd dans la décision finale du Bureau de la concurrence – une décision qui pourrait remodeler le paysage économique du Canada rural pour les décennies à venir.