Hier après-midi, je me tenais au bord de la rivière Sainte-Croix, observant des travailleurs charger des produits papetiers spécialisés dans un camion de marchandises à destination du Michigan. Cette scène est banale pour St. Stephen, Nouveau-Brunswick—une ville frontalière où environ 80 pour cent de l’économie locale dépend du commerce transfrontalier avec les États-Unis. Mais les conversations avec les résidents révèlent une inquiétude grandissante concernant ce qui pourrait arriver si Donald Trump retourne à la Maison-Blanche.
« Ce n’est pas juste des affaires pour nous—c’est notre vie, » affirme Marie Doucette, qui travaille à l’usine de pâtes et papiers de la ville depuis 22 ans. « Quand Trump a commencé avec les tarifs en 2018, on l’a bien senti. Nos heures supplémentaires ont disparu, et tout le monde est devenu nerveux. »
Cette anxiété est revenue alors que Trump fait campagne en promettant de nouveaux tarifs douaniers qui pourraient atteindre 60 pour cent sur les produits canadiens. Pour des communautés comme St. Stephen—population 4 400 habitants—où les emplois manufacturiers et le commerce transfrontalier forment l’épine dorsale de l’existence locale, la menace semble existentielle.
L’usine papetière J.D. Irving, qui emploie près de 300 personnes à St. Stephen, a survécu à la précédente vague de tarifs sous Trump, mais non sans dommages. Selon les données de Statistique Canada, les exportations de papier du Nouveau-Brunswick vers les É.-U. ont chuté de 14 pour cent pendant la période 2018-2020, représentant près de 68 millions de dollars en revenus perdus.
Robert Williams, économiste à l’Université du Nouveau-Brunswick, explique que les communautés frontalières font face à des vulnérabilités uniques. « Ce ne sont pas que des relations économiques—ce sont des écosystèmes intégrés, » m’a confié Williams dans son bureau à Fredericton. « Quand vous avez trois générations de familles dont les moyens de subsistance dépendent du commerce transfrontalier, les changements de politique n’affectent pas seulement les bilans financiers; ils affectent la stabilité communautaire. »
Le gouvernement canadien a commencé à se préparer à d’éventuelles nouvelles perturbations commerciales. Le mois dernier, la vice-première ministre Chrystia Freeland a rencontré les ministres provinciaux du commerce pour discuter des plans d’urgence, reconnaissant la vulnérabilité particulière des secteurs des ressources du Canada atlantique.
« Nous avons survécu aux disputes sur le bois d’œuvre et aux tarifs sur l’aluminium de la première administration Trump, » déclare David McKay, maire de St. Stephen. « Mais une autre série de mesures, surtout aux niveaux dont on parle? Je ne sais pas si nous nous en remettrons aussi facilement. »
Les préoccupations de McKay vont au-delà de l’usine de papier. Les petites entreprises manufacturières de la ville, dont beaucoup fournissent des composants aux entreprises automobiles ou aérospatiales américaines, fonctionnent avec des marges étroites qui ne peuvent pas absorber des coûts tarifaires importants.
Chez Quincaillerie Johnson, une entreprise familiale de 108 ans sur la rue Water, le propriétaire Thomas Johnson me montre son système de gestion d’inventaire. « Vous voyez ça? J’ai commencé à étiqueter tout en fonction du pays d’origine. Produits canadiens dans une catégorie, américains dans une autre. Je me prépare à modifier mes achats si nécessaire, mais la vérité est que certains articles n’ont tout simplement pas d’alternatives nationales. »
L’impact potentiel s’étend au-delà des entreprises directement engagées dans l’exportation. La chocolaterie Ganong—la plus ancienne confiserie du Canada et une institution locale—compte sur les touristes américains qui traversent la frontière pour visiter son musée du chocolat et sa boutique d’usine.
« Pendant les fermetures frontalières dues à la COVID, nous avons perdu environ 40 pour cent de nos visiteurs au détail, » explique Briana Martin, responsable du tourisme de l’entreprise. « Toute politique qui rend le passage de la frontière plus compliqué ou plus coûteux nous fait mal immédiatement. »
La ministre canadienne du Commerce international, Mary Ng, a souligné que l’accord commercial ACEUM existant offre une certaine protection contre les tarifs arbitraires. Cependant, David Jacobson, ancien négociateur commercial américain, a déclaré à Radio-Canada la semaine dernière que des administrations déterminées peuvent trouver des moyens de contourner les dispositions des accords commerciaux par le biais d’exemptions de sécurité nationale.
Pendant ma visite, j’ai assisté à une réunion communautaire à la bibliothèque municipale où les résidents ont discuté de la formation d’une coalition de défense transfrontalière avec leurs voisins américains de Calais, Maine—juste de l’autre côté de la rivière. L’initiative reflète une reconnaissance croissante que les destins économiques des deux côtés de la frontière sont étroitement liés.
« Nous partageons des travailleurs, des clients, même des membres de la famille, » explique Patrick LeBlanc, qui exploite des entreprises des deux côtés de la frontière. « Beaucoup d’Américains ne réalisent pas que nuire aux entreprises canadiennes finit par leur nuire aussi. Quand nos masses salariales diminuent, nous ne traversons plus pour magasiner à Calais. »
Les données de la Banque du Canada suggèrent que chaque augmentation de 10 pour cent des tarifs sur les exportations canadiennes pourrait réduire le PIB national jusqu’à 1,3 pour cent. Pour les communautés frontalières comme St. Stephen, où les marchés alternatifs ne sont pas facilement accessibles, l’impact serait considérablement plus élevé.
« C’est une question de géographie et d’histoire, » dit Williams. « Ces communautés se sont développées autour des flux commerciaux transfrontaliers qui précèdent les frontières modernes. Leur demander de pivoter soudainement vers de nouveaux marchés, c’est comme leur demander de déplacer la ville elle-même. »
À la tombée de la nuit sur St. Stephen, j’ai observé les travailleurs changer de quart à l’usine de papier. Beaucoup se dirigeaient directement vers le pont international, retournant chez eux du côté américain. D’autres se rassemblaient au Border Town Pub, où la conversation tournait inévitablement vers la politique.
« On a survécu avant, on survivra encore, » a déclaré un ouvrier de l’usine, Mike Thompson, avec un optimisme déterminé. « Mais j’aimerais que les politiciens comprennent ce que leurs guerres commerciales font aux gens ordinaires qui essaient simplement de gagner leur vie. »
Alors que je me préparais à quitter la ville le lendemain matin, le maire McKay m’a offert une dernière réflexion: « Quoi qu’il arrive avec les tarifs, nous trouverons un moyen d’avancer. Mais ce serait bien si, pour une fois, les communautés frontalières n’étaient pas les premières victimes des postures internationales. »
La rivière Sainte-Croix continuait de couler sous le pont international, indifférente à la ligne tracée par l’homme qui traverse ses eaux—un rappel que si les frontières peuvent être des constructions politiques, leurs conséquences sont profondément réelles pour les communautés prises entre des intérêts nationaux concurrents.