C’est un morne mardi matin dans mon épicerie locale de Toronto, et je me retrouve dans le rayon des viandes, bouche bée. L’étiquette sur un modeste paquet de bœuf haché indique 9,78 $ la livre—presque le double de ce que je payais il y a à peine trois ans. La cliente à côté de moi remarque mon expression et hoche la tête d’un air entendu. « Ça devient ridicule, n’est-ce pas? » dit-elle avant de placer quand même le paquet dans son panier, à contrecœur.
Cette scène se répète partout au Canada alors que l’inflation alimentaire poursuit sa montée obstinée en 2025, avec les prix des viandes—particulièrement le bœuf—en tête. Selon le dernier rapport de l’Indice des prix à la consommation de Statistique Canada, les prix des aliments ont augmenté de 6,3 % en glissement annuel, dépassant largement le taux d’inflation global de 3,8 %. Les prix du bœuf, spécifiquement, ont grimpé d’un alarmant 12,4 % depuis l’été dernier.
« Nous assistons à une tempête parfaite de pressions inflationnistes qui frappe la chaîne d’approvisionnement alimentaire, » explique Dr. Sylvain Charlebois, directeur du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie. « Des défaillances des cultures liées au climat aux coûts de transport accrus en passant par la consolidation dans le secteur de la transformation, de multiples facteurs convergent pour faire grimper les prix à la caisse. »
La réalité sur le terrain est encore plus nuancée que ces statistiques ne le suggèrent. Une enquête mensuelle sur le panier d’épicerie menée par la Fédération canadienne des épiciers indépendants révèle que les disparités régionales de prix se sont élargies, les consommateurs ruraux payant souvent 15 à 20 % de plus que leurs homologues urbains pour des articles identiques. Les communautés nordiques font face à des primes encore plus élevées, les coûts alimentaires atteignant parfois 250 % des prix du sud.
Pour l’industrie bovine canadienne, qui contribue environ 18 milliards de dollars annuellement à l’économie, les défis ont été particulièrement aigus. Les éleveurs comme James Bekkering de l’Alberta se retrouvent dans une position difficile. « Nos coûts d’intrants ont explosé—l’alimentation a augmenté de 30 %, le carburant de près de 50 %, et puis il y a l’impact de la taxe carbone sur tout ce que nous faisons, » me confie-t-il lors d’une conversation téléphonique depuis son exploitation près de Lethbridge. « Mais les transformateurs et les détaillants prennent aussi des marges plus importantes. Le consommateur voit des prix élevés, mais les producteurs ne voient pas de rendements proportionnels. »
Les données de l’industrie de l’Association canadienne des éleveurs de bovins confirment ce décalage. Alors que les prix de détail du bœuf ont grimpé de 27 % depuis 2022, le prix à la ferme pour le bétail n’a augmenté que de 11 % durant la même période. Cet écart grandissant a suscité des appels à une plus grande transparence des prix tout au long de la chaîne d’approvisionnement.
Pendant ce temps, les consommateurs adaptent leurs habitudes d’achat et d’alimentation. L’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes montre que la consommation de viande rouge a diminué de 7 % depuis 2023, les ménages substituant de plus en plus des alternatives protéiques moins chères comme les lentilles, les haricots et des coupes moins onéreuses. Les banques alimentaires à travers le pays signalent une augmentation de 22 % de la demande par rapport aux niveaux pré-pandémiques, les familles à revenu moyen représentant la démographie à la croissance la plus rapide parmi les nouveaux clients.
« Nous voyons des gens qui n’auraient jamais imaginé avoir besoin d’aide alimentaire, » affirme Kirstin Beardsley, PDG de Banques alimentaires Canada. « L’inflation des nécessités de base comme la nourriture et le logement a dépassé la croissance des salaires pour de nombreux Canadiens, forçant des choix budgétaires impossibles. »
La Banque du Canada, qui maintient son taux d’intérêt directeur à 3,25 % depuis début 2025, reconnaît que l’inflation alimentaire demeure un défi persistant malgré l’assouplissement général dans d’autres secteurs. « Les augmentations des prix alimentaires s’avèrent plus structurelles que prévu, » a noté le gouverneur de la Banque du Canada, Tiff Macklem, dans sa plus récente déclaration de politique monétaire. « La résilience de la chaîne d’approvisionnement s’est améliorée, mais les défis de productivité agricole et les impacts climatiques continuent d’exercer une pression à la hausse. »
Les réponses gouvernementales ont été mitigées. Le Bureau de la concurrence fédéral a lancé une enquête sur les pratiques de tarification du secteur de l’épicerie l’année dernière, mais ses conclusions préliminaires publiées en mai 2025 ont conclu que bien que la concentration du marché soit élevée, il y avait « des preuves insuffisantes de comportement anticoncurrentiel » pour justifier une intervention réglementaire. Les groupes de défense des consommateurs ont critiqué le rapport comme étant inadéquat.
Au niveau provincial, le Québec a expérimenté des plafonnements temporaires de prix sur les denrées alimentaires essentielles, tandis que la Colombie-Britannique a introduit un programme de remboursement d’épicerie pour les ménages à faible revenu. L’efficacité de ces mesures reste débattue parmi les économistes.
Pour les Canadiens ordinaires, l’impact concret est indéniable. Marlene Chen, mère célibataire de deux enfants à Mississauga, décrit sa nouvelle réalité d’achat: « Je suis devenue obsédée par les applications de comparaison de prix et les points de fidélité. Je planifie les repas en fonction de ce qui est en solde plutôt que de ce que nous voulons réellement manger. Quand ma fille demande un steak pour son anniversaire, je dois réfléchir à deux fois si nous pouvons nous le permettre. »
Pour l’avenir, les économistes agricoles offrent des projections prudemment optimistes pour 2026. « Nous nous attendons à une certaine modération des prix du bœuf spécifiquement à mesure que les cycles de production s’ajustent et que les protéines alternatives continuent de gagner des parts de marché, » déclare Dr. James Bryan de l’Institut alimentaire de l’Université de Guelph. « Cependant, l’ère de la nourriture bon marché semble être derrière nous, surtout à mesure que le changement climatique continue de perturber les systèmes agricoles mondiaux. »
Pour l’instant, les Canadiens poursuivent leur rituel hebdomadaire de choc face aux étiquettes dans les épiceries du pays, les prix du bœuf servant de symbole le plus visible de notre économie alimentaire en mutation. La question demeure de savoir si cela représente un pic inflationniste temporaire ou une réinitialisation permanente de ce que nous devrions nous attendre à payer pour notre dîner.
En terminant mes propres courses, je remarque la caissière qui observe avec sympathie les réactions des clients face à leurs totaux finaux. « Vous savez ce que tout le monde dit ces jours-ci? » me dit-elle avec un sourire fatigué. « Ils disent qu’ils n’achètent même rien de spécial, juste l’essentiel. Et ils n’arrivent toujours pas à croire le chiffre sur l’écran. »