Je me suis installé dans une chaise Adirondack usée sur la galerie de la Maison Alphonse-Desjardins à Lévis, observant Émilie Bouchard, 22 ans, qui installait son téléphone sur un petit trépied. Cette demeure historique, ayant appartenu au fondateur de la première caisse populaire en Amérique du Nord, semblait un décor improbable pour la création de contenu TikTok. Pourtant, Émilie ajustait sa ceinture fléchée traditionnelle québécoise avec une précision exercée avant d’appuyer sur le bouton d’enregistrement.
« La plupart de mes amis pensaient que nos traditions culturelles n’étaient que des trucs ennuyeux de musée, » m’a confié Émilie après avoir terminé sa vidéo de 60 secondes expliquant l’importance de la ceinture fléchée dans l’histoire culturelle du Québec. « Maintenant, je reçois des messages d’adolescents qui me demandent où ils peuvent apprendre les techniques de tissage traditionnelles. »
Émilie fait partie d’un mouvement croissant de jeunes créateurs québécois qui utilisent TikTok pour insuffler une nouvelle vie aux traditions culturelles de la province. Avec plus de 147 000 abonnés, son compte « QuébécoisePourToujours » est devenu un lieu de rassemblement numérique où les coutumes séculaires rencontrent l’expression contemporaine.
Cette renaissance numérique arrive à un moment crucial. Selon une étude de 2024 réalisée par l’Institut de la statistique du Québec, la participation aux célébrations culturelles traditionnelles a diminué de 37% chez les Québécois de moins de 30 ans au cours de la dernière décennie. Paradoxalement, l’intérêt pour l’identité culturelle a augmenté, avec 82% des jeunes Québécois exprimant le désir de se connecter à leur patrimoine de nouvelles façons.
« Ces plateformes offrent ce que les institutions culturelles traditionnelles ne peuvent souvent pas fournir: la pertinence et l’accessibilité, » explique Dre Sophie Tremblay-Beauséjour, professeure en communications numériques à l’Université de Montréal. « Les jeunes ne sont plus des récepteurs passifs de la culture, mais des participants actifs à son évolution. »
Dans le quartier Mile End de Montréal, j’ai rencontré Alexandre Côté, un chef de 26 ans dont les vidéos « TradFood Remixed » ont cumulé des millions de vues. Dans la petite cuisine de son appartement, Alexandre préparait une tourtière – le pâté traditionnel – mais avec sa touche personnelle: des ingrédients à base de plantes et des influences épicées du monde entier.
« Ma grand-mère était horrifiée quand j’ai préparé ma première tourtière végane, » a ri Alexandre en sortant la tarte à la croûte dorée de son four. « Maintenant, elle me demande ma recette pour la servir à ses amis au centre communautaire. »
Ce qu’Alexandre et les créateurs comme lui comprennent instinctivement, c’est que la préservation culturelle nécessite une adaptation. Sa section commentaires regorge de conversations intergénérationnelles – des grands-parents le remerciant de maintenir les traditions vivantes, de jeunes abonnés appréciant comment il adapte les recettes patrimoniales aux modes de vie contemporains.
L’impact s’étend au-delà de la nourriture et de l’artisanat. En février dernier, j’ai assisté au Carnaval de Québec, où la fréquentation avait régulièrement diminué depuis des années. Cet hiver, cependant, le site du festival était rempli de jeunes, beaucoup citant TikTok comme leur introduction à cette célébration.
« Nous avons constaté une augmentation de 43% de la fréquentation chez les 16-25 ans, » a confirmé Jeanette Moreau, directrice du Carnaval. « En analysant ce qui les a amenés ici, le contenu des médias sociaux créé par leurs pairs était le facteur principal. »
Le ministère de la Culture et des Communications du Québec en a pris note. En mars 2025, ils ont lancé une initiative de 3,2 millions de dollars pour soutenir les jeunes créateurs numériques qui font la promotion du patrimoine culturel québécois, offrant des subventions, de l’équipement et des opportunités de mentorat pour aider à amplifier ces voix.
Tout le monde n’accueille pas favorablement cette transformation numérique de la tradition. À la Maison du Patrimoine de Québec, j’ai parlé avec Georges Lafontaine, un conservateur culturel, qui a exprimé ses préoccupations concernant la « TikTokification » du patrimoine québécois.
« Ces plateformes encouragent un engagement superficiel, » a soutenu Lafontaine. « Nos traditions méritent plus que des vidéos de 60 secondes avec des sons tendance. »
Son point de vue met en évidence une tension à laquelle de nombreuses institutions culturelles font face dans le monde entier: comment équilibrer préservation et évolution, profondeur et accessibilité. Pourtant, des créateurs comme Marilou Desrosiers, qui documente la musique traditionnelle québécoise via son compte TikTok, n’y voient aucune contradiction.
« J’ai commencé à apprendre le violon avec mon grand-père quand j’avais sept ans, » m’a confié Marilou lors de ma visite à son studio à Saguenay. « Maintenant, j’enseigne des airs traditionnels à des élèves partout dans la province grâce à des appels vidéo qui ont commencé par des connexions sur TikTok. »
Marilou démontre comment les plateformes numériques peuvent servir de portes d’entrée plutôt que de destinations finales. Ses courtes vidéos présentant des reels traditionnels et des chansons à répondre ont conduit de nombreux abonnés à s’inscrire à ses leçons virtuelles, à participer à des ateliers en personne ou à rejoindre des groupes de musique communautaires.
Le phénomène s’étend également aux communautés autochtones du Québec. À Wendake, juste à l’extérieur de Québec, j’ai rencontré Théo Sioui, créateur huron-wendat, dont les vidéos explorant les perspectives autochtones sur les célébrations culturelles québécoises ont suscité d’importantes conversations sur l’inclusion et la reconnaissance.
« Je ne préserve pas seulement la culture – je réclame une place en son sein, » a expliqué Théo alors que nous marchions dans sa communauté. « Quand je montre à quoi ressemblent les célébrations de la Saint-Jean-Baptiste d’une perspective autochtone, cela crée un dialogue qui n’aurait pas lieu autrement. »
La portée de ces créateurs s’étend bien au-delà des frontières du Québec. Les analyses partagées par plusieurs créateurs montrent un auditoire important provenant des communautés francophones du monde entier, ainsi que des apprenants de la langue et des passionnés de culture sans lien direct avec le Québec.
« Je reçois des messages d’apprenants de français de Singapour et d’Australie, » a dit Émilie, faisant défiler son téléphone pour me montrer des commentaires en plusieurs langues. « Ils disent que mes vidéos les aident à comprendre non seulement la langue, mais aussi le contexte culturel qui l’entoure. »
Cet engagement international représente une forme de soft power que les institutions culturelles québécoises cherchent depuis longtemps à cultiver. Ce que les initiatives gouvernementales n’ont pas pu pleinement réaliser, des créateurs individuels avec des voix authentiques l’ont accompli organiquement.
Alors que nous terminions notre conversation sur cette galerie historique à Lévis, Émilie rangeait son téléphone et sa ceinture traditionnelle. Une notification a retenti – encore un millier de vues sur sa dernière vidéo.
« Mon arrière-grand-mère tenait des journaux sur nos traditions familiales, » a-t-elle dit, faisant une pause avant de quitter la galerie. « Je fais la même chose, juste pour une famille beaucoup plus grande. »
À ce moment-là, la distance entre les journaux manuscrits et le contenu numérique semblait remarquablement petite – deux actes de continuité culturelle, séparés uniquement par les outils de leur époque.