J’ai passé l’après-midi d’hier dans une salle d’audience lambrissée à observer la juge Elena Kowalski prononcer ce qui pourrait devenir une décision historique dans le droit canadien de la diffamation. La Cour supérieure de l’Ontario a accordé 1,7 million de dollars en dommages-intérêts à cinq éducateurs LGBTQ+ ciblés par une campagne de dénigrement en ligne coordonnée qui les a faussement étiquetés comme des « grooming » et des « prédateurs d’enfants ».
« Les défendeurs ont manié les accusations comme des armes, sachant parfaitement l’impact dévastateur que leurs paroles auraient, » a déclaré la juge Kowalski dans sa décision de 86 pages. « Un tel mépris téméraire de la vérité ne peut être abrité sous le prétexte de la liberté d’expression. »
L’affaire, Mercer et al. c. TruthForce Media Inc., portait sur une série de publications sur les réseaux sociaux, de vidéos et d’articles de 2023 qui ciblaient les plaignants – tous enseignants ou consultants en éducation ayant contribué à des ressources pédagogiques sur l’identité de genre et l’orientation sexuelle. Le contenu créé par TruthForce Media et son PDG, Raymond Woodward, a atteint un public estimé à plus de 2 millions de Canadiens.
Les documents judiciaires ont révélé qu’après la diffusion du contenu diffamatoire en ligne, les cinq plaignants ont reçu des menaces de mort. Trois ont été contraints de déménager, et l’un d’entre eux a tenté de se suicider après des mois de harcèlement.
Ce jugement représente la plus importante indemnité pour diffamation en Ontario impliquant du harcèlement en ligne ciblant des personnes LGBTQ+. La décision de la juge Kowalski a spécifiquement noté que qualifier quelqu’un de « groomer » sans preuve constitue une diffamation en soi selon la loi canadienne – ce qui signifie que le préjudice est présumé sans qu’il soit nécessaire de prouver des dommages spécifiques.
J’ai examiné plus de 200 pages de documents judiciaires et j’ai parlé avec des experts juridiques qui estiment que cette affaire pourrait remodeler la façon dont les tribunaux canadiens traitent les cas de diffamation numérique dans des contextes politiquement chargés.
« Cette décision reconnaît que l’utilisation d’un langage déshumanisant contre des communautés marginalisées n’est pas seulement offensante – elle peut causer un préjudice réel et mesurable, » a expliqué Maya Krishnan, avocate des libertés civiles à l’Association canadienne des libertés civiles, qui n’était pas directement impliquée dans l’affaire mais l’a suivie de près.
Les défendeurs avaient réclamé la protection des dispositions sur le commentaire équitable, soutenant que leur contenu représentait une opinion sur des questions d’intérêt public. Le tribunal a rejeté cette défense, estimant que leurs déclarations étaient présentées comme des faits plutôt que des opinions et qu’elles manquaient de tout fondement factuel.
Dr. Jenna Mercer, la principale plaignante et enseignante au secondaire avec 17 ans d’expérience, a témoigné que la campagne a détruit sa réputation et sa carrière. « J’ai reçu plus de 300 messages menaçants. Des parents ont exigé que je sois licenciée. Je ne pouvais plus dormir, ni manger, » a-t-elle déclaré au tribunal en février.
Lorsque j’ai parlé avec Mercer hier après le jugement, elle semblait à la fois vengée et épuisée. « Il n’a jamais été question d’argent. Il s’agissait d’établir qu’on ne peut pas détruire la vie des gens avec des mensonges et appeler ça un discours politique, » a-t-elle dit, la voix brisée. « Mais le mal est fait. Aucune somme d’argent ne me rendra trois années de ma vie. »
Selon Catherine Williams, professeure de droit à l’Université de Toronto, la décision trace une ligne claire entre le discours protégé et la diffamation préjudiciable. « La juge Kowalski a fait la distinction entre critiquer les politiques éducatives – ce qui reste un discours pleinement protégé – et formuler de fausses accusations sur la conduite ou le caractère de personnes spécifiques, » m’a expliqué Williams.
Les preuves présentées au procès comprenaient des communications internes de TruthForce Media suggérant qu’ils savaient que les allégations étaient fausses mais les ont quand même publiées pour générer de l’engagement. « Excitez la base à propos des ‘groomers’ dans les écoles. Le trafic augmente quand nous utilisons ce mot, » disait un courriel de Woodward à son équipe de contenu.
Emily Tse du Collectif pour la justice numérique, qui a soutenu les plaignants avec des preuves techniques, a noté que l’affaire a exposé les mécanismes du harcèlement en ligne coordonné. « Ce n’était pas du trolling internet aléatoire. Notre analyse a montré une stratégie d’amplification délibérée utilisant plusieurs comptes et de la publicité ciblée pour s’assurer que ces accusations atteignent les communautés des plaignants, » a-t-elle expliqué.
L’affaire coïncide avec des préoccupations croissantes concernant le harcèlement des éducateurs au Canada. Un sondage de 2024 de la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants a révélé que 64 % des éducateurs LGBTQ+ ont signalé avoir subi du harcèlement en ligne lié à leur identité ou au contenu des programmes, 28 % envisageant de quitter la profession en conséquence.
La juge Kowalski a ordonné à TruthForce Media de retirer tout contenu diffamatoire et de publier le jugement du tribunal sur leurs plateformes pendant 30 jours. L’indemnité monétaire comprend 1,2 million de dollars en dommages généraux, 300 000 dollars en dommages aggravés et 200 000 dollars en dommages punitifs.
L’avocat des défendeurs, James Howlett, a indiqué qu’ils prévoient de faire appel, affirmant que l’indemnité est « disproportionnée » et aura un « effet paralysant sur le discours public légitime concernant la politique éducative. »
Mais la juge Kowalski a anticipé cet argument dans sa décision: « Rien dans cette décision n’empêche un débat robuste sur le contenu des programmes ou les approches éducatives. Ce qu’elle empêche, c’est de détruire la réputation et la sécurité des individus par des mensonges calculés. »
Pour Dr. Mercer et ses co-plaignants, la victoire juridique offre une validation mais une clôture incomplète. « Nous avons établi un précédent important, » m’a-t-elle dit alors que nous sortions du palais de justice. « Mais je ne peux toujours pas entrer dans une classe sans regarder par-dessus mon épaule. »
Cette affaire pourrait marquer un tournant dans la façon dont les tribunaux canadiens pèsent la libre expression contre les préjudices tangibles du harcèlement numérique ciblé – particulièrement lorsque de telles campagnes instrumentalisent des accusations contre des communautés déjà vulnérables.