Dans une décision qui fait sourciller à travers le paysage politique d’Ottawa, la ministre des Finances Chrystia Freeland a laissé entendre que le gouvernement libéral ne déposera probablement pas de budget fédéral en 2025. Cette annonce coïncide avec la date fixe des prochaines élections, alimentant les spéculations sur la transparence fiscale du gouvernement.
S’adressant aux journalistes après la période des questions hier, Freeland a soigneusement évité une confirmation directe, mais n’a laissé que peu de doutes. « Nous avons déjà présenté aux Canadiens notre plan fiscal à travers l’Énoncé économique de l’automne, » a-t-elle expliqué, faisant référence à la mise à jour financière de novembre. « Cela fournit un cadre complet pour nos priorités économiques à venir. »
Cette décision marque une rupture inhabituelle avec le cycle budgétaire traditionnel du Canada. Depuis 1994, les gouvernements fédéraux ont systématiquement présenté des budgets annuels au printemps, indépendamment du calendrier électoral. Le directeur parlementaire du budget, Yves Giroux, s’est dit préoccupé par cette potentielle rupture avec la tradition. « Les budgets annuels servent de mécanismes essentiels de reddition de comptes, » a noté Giroux lors d’une récente comparution en comité. « Ils permettent aux Canadiens de comprendre les priorités gouvernementales et comment leurs impôts sont alloués. »
Le critique conservateur en matière de finances, Jasdeep Hallan, n’a pas mâché ses mots concernant l’approche du gouvernement. « C’est ni plus ni moins qu’un évitement fiscal, » m’a confié Hallan lors d’un entretien téléphonique. « Comment les Canadiens peuvent-ils faire confiance à un gouvernement qui refuse même de leur montrer les livres avant de solliciter leur vote? »
L’Énoncé économique de l’automne publié en novembre prévoyait un déficit de 40 milliards de dollars pour l’exercice 2024-2025. Bien que substantiel, ce chiffre représentait une amélioration par rapport aux prévisions antérieures. Le document soulignait les investissements dans la construction de logements et les transferts en santé aux provinces, des domaines sur lesquels les libéraux espèrent trouver un écho auprès des électeurs.
Cependant, certains économistes se demandent si ces projections tiendront la route. Trevor Tombe, professeur d’économie à l’Université de Calgary, souligne l’augmentation des coûts des programmes. « La trajectoire des dépenses du gouvernement montre une pression constante à la hausse, » a expliqué Tombe. « Sans processus budgétaire formel, l’examen de ces pressions et de leur impact sur la viabilité fiscale à long terme est moins rigoureux. »
Dans les cercles libéraux, la stratégie semble délibérée. Un haut fonctionnaire libéral, s’exprimant sous couvert d’anonymat, a révélé la réflexion: « Nous avons déjà exposé notre vision. Un autre budget ne ferait qu’inviter les attaques de l’opposition en année électorale. »
Ce calcul ne surprend pas le stratège politique chevronné Robin MacLachlan. « Les budgets sont par nature des documents politiques, » a déclaré MacLachlan lors de notre conversation dans un café du centre-ville d’Ottawa. « En année électorale, ils deviennent des paratonnerres. Les libéraux croient probablement que leur message économique est mieux transmis par des annonces ciblées plutôt que par un budget complet que les partis d’opposition peuvent décortiquer. »
Pour les Canadiens ordinaires, les implications pratiques restent floues. Jennifer Peterson, qui dirige une petite entreprise à Smiths Falls, en Ontario, a exprimé sa frustration lors de notre entretien. « Je planifie mes finances annuellement parce que je dois le faire, » m’a-t-elle confié. « Pourquoi le gouvernement devrait-il fonctionner différemment? J’ai l’impression qu’ils cachent quelque chose. »
Le calendrier soulève des questions sur la stratégie électorale. Selon la loi, les prochaines élections fédérales doivent avoir lieu au plus tard le 20 octobre 2025. Sans budget printanier, le gouvernement pourrait théoriquement déclencher des élections anticipées sans publier de projections financières mises à jour, bien que Freeland n’ait pas indiqué que tel soit leur plan.
Selon un récent sondage d’Abacus Data, les préoccupations économiques arrivent en tête des priorités des électeurs canadiens, 67% d’entre eux citant l’abordabilité comme leur principale préoccupation. Cette réalité confère une importance supplémentaire à la stratégie de communication fiscale du gouvernement.
Le critique financier du NPD, Daniel Blaikie, considère cette décision comme problématique pour la responsabilité parlementaire. « Les Canadiens méritent de voir une comptabilité complète avant de voter, » a souligné Blaikie lors de la période des questions d’hier. « Le gouvernement ne devrait pas pouvoir choisir quelles parties de son bilan fiscal il souhaite mettre en évidence. »
Le dernier Rapport sur la viabilité financière du Bureau du directeur parlementaire du budget indique que la trajectoire fiscale actuelle du Canada nécessiterait éventuellement soit une restriction des dépenses, soit une augmentation des revenus pour maintenir la stabilité de la dette. Sans budget formel, ces considérations à plus long terme risquent d’être éclipsées par des annonces axées sur les élections.
David Moscrop, politologue et auteur, y voit des implications démocratiques. « Les budgets ne sont pas seulement des documents financiers, ce sont des déclarations de valeurs, » affirme Moscrop. « Lorsque les gouvernements sautent ce processus, ils demandent essentiellement aux électeurs de leur faire confiance sans vérification. »
Alors que les préparatifs de campagne s’intensifient, les partis comme les électeurs devront composer avec cette approche non conventionnelle de la divulgation fiscale. Ce qui est certain, c’est que la gestion économique figurera en bonne place dans le récit électoral à venir, avec ou sans document budgétaire formel pour encadrer le débat.
Pour l’instant, les Canadiens devront évaluer la performance fiscale du gouvernement sur la base de la documentation existante et des annonces ciblées qui émergeront dans les mois à venir—une réalité qui modifie fondamentalement la transparence financière pré-électorale traditionnelle à laquelle les Canadiens se sont habitués.