Des milliers de sarraus blancs ont rempli le Centre Bell hier, mais ce n’était pas pour un match de hockey. Environ 14 000 médecins, résidents et étudiants en médecine se sont rassemblés au centre-ville de Montréal pour exprimer leur opposition au projet de loi 2 du Québec, créant ainsi l’une des plus grandes manifestations de médecins de l’histoire provinciale.
« Ça fait près de 30 ans que je pratique, et je n’ai jamais vu un tel niveau d’unité parmi les médecins, » m’a confié la Dre Marie Lapointe alors que les manifestants affluaient dans l’aréna, habituellement occupé par des partisans du Canadien. « Il ne s’agit pas d’argent – il s’agit d’un gouvernement qui prend des décisions affectant les soins aux patients sans consulter ceux qui les prodiguent. »
La législation controversée, intitulée officiellement « Loi visant à améliorer l’efficacité du système de santé en modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux, notamment en ce qui concerne les responsabilités des médecins, » donnerait au ministre de la Santé du Québec, Christian Dubé, des pouvoirs sans précédent sur la charge de travail des médecins et leurs lieux de pratique.
Selon le projet de loi, le ministre pourrait déterminer unilatéralement où les médecins travaillent, incluant l’obligation de prendre des quarts à l’hôpital indépendamment de leur formation ou spécialité. Pour les nouveaux médecins, le gouvernement pourrait imposer le lieu de pratique jusqu’à quatre ans après la fin de leur résidence.
Le président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ), Dr Vincent Oliva, s’est adressé à la foule, sa voix résonnant dans l’aréna : « Quand 14 000 médecins sont prêts à sacrifier une journée de soins aux patients pour manifester, ça devrait vous indiquer que quelque chose ne va vraiment pas avec cette législation. »
Le gouvernement québécois soutient que la loi est nécessaire pour remédier aux pénuries chroniques de personnel dans les urgences et les régions mal desservies. Le premier ministre François Legault a défendu le projet de loi plus tôt cette semaine, déclarant : « Nous avons la responsabilité d’assurer que les Québécois ont accès aux soins peu importe où ils habitent. »
Mais les médecins affirment que l’approche coercitive aura des effets désastreux. Le Dr Jean Boileau, médecin de famille de Gatineau, a voyagé trois heures pour assister à la manifestation. « J’ai choisi de pratiquer dans une région qui avait besoin de médecins. Beaucoup d’entre nous l’ont fait. Mais forcer les gens à travailler où ils ne veulent pas être – cela crée du ressentiment, de l’épuisement professionnel et, ultimement, plus de médecins quittant le Québec. »
Les résidents en médecine, qui seraient les plus immédiatement touchés par les restrictions géographiques, formaient un contingent important à la manifestation. Sarah Nguyen, en dernière année de résidence en médecine familiale, portait une pancarte disant « Collaboration, pas coercition. »
« Nous avons déjà le ratio médecins/population le plus bas au Canada, » a expliqué Nguyen. « Ce projet de loi rendra le recrutement encore plus difficile. Mes camarades de classe envisagent déjà des postes en Ontario et en Colombie-Britannique. »
Des données récentes de l’Association médicale canadienne confirment que le Québec fait face à d’importants défis de rétention des médecins. Plus de 20 % des médecins formés au Québec pratiquent maintenant dans d’autres provinces – le taux d’exode le plus élevé au pays.
Le ministre Dubé était notamment absent des événements d’hier. Son bureau a publié un communiqué indiquant que le gouvernement « reste ouvert au dialogue » mais est « déterminé à assurer un accès équitable aux soins de santé pour tous les Québécois. »
La manifestation était remarquablement non partisane, avec des médecins d’horizons politiques divers unis contre la législation. Le Dr Marc Tremblay, qui s’est identifié comme un partisan de la CAQ aux dernières élections, a exprimé sa déception : « J’ai voté pour ce gouvernement, mais ils ont complètement mal compris comment résoudre les problèmes d’accès aux soins de santé. On ne peut pas améliorer les soins en traitant les travailleurs de la santé comme des pièces d’échecs. »
L’opinion publique semble partagée. Un sondage Léger mené la semaine dernière a montré que 53 % des Québécois appuient l’idée de donner au gouvernement plus de contrôle sur le placement des médecins, tandis que 62 % s’inquiètent que des médecins quittent la province si la loi est adoptée.
La participation des étudiants en médecine était particulièrement frappante. Des centaines de futurs médecins étaient présents, beaucoup exprimant des préoccupations quant à leurs perspectives de carrière au Québec. « Je suis en deuxième année de médecine, avec au moins cinq autres années de formation devant moi, » a déclaré Catherine Lalonde, étudiante à l’Université McGill. « J’aime le Québec, mais si ce projet est adopté, je devrai envisager de terminer ma résidence ailleurs. »
Au-delà des restrictions géographiques, les médecins ont exprimé leur inquiétude concernant les dispositions permettant au ministre de déterminer les quotas de spécialités et d’ajuster la rémunération des médecins selon des critères de « productivité » perçue.
« La médecine n’est pas une chaîne de montage, » a déclaré le Dr Robert Goldstein, pédiatre de Québec, à la foule lors d’un discours improvisé. « Mesurer la ‘productivité’ sans comprendre la complexité de chaque rencontre avec un patient reflète une incompréhension fondamentale des soins médicaux. »
La législation est actuellement à l’étape de l’étude en commission à l’Assemblée nationale, avec un vote final prévu avant la relâche estivale. Les partis d’opposition ont réclamé des amendements majeurs, le critique en matière de santé du Parti libéral, André Fortin, affirmant que le projet de loi « risque de créer plus de problèmes qu’il n’en résout. »
À la fin de la manifestation, les organisateurs ont annoncé des plans pour maintenir la pression par le biais d’une éventuelle contestation judiciaire et des réductions de service rotatives si le gouvernement procède sans changements substantiels.
Pour les patients pris au milieu, ce différend ajoute une autre couche d’incertitude à un système de santé déjà sous tension. Monique Deschamps, qui accompagnait son mari médecin à la manifestation, l’a peut-être le mieux résumé : « Tout le monde veut la même chose – de meilleurs soins de santé pour les Québécois. Mais cette loi, c’est comme essayer de réparer un toit qui fuit en ajoutant plus de seaux, au lieu de réparer le trou. »