Des coulisses de la haute société aux premières lignes de la faim, les chefs des refuges montréalais redéfinissent ce que signifie cuisiner avec un objectif. Ces professionnels culinaires, dont plusieurs ont fait leurs preuves dans des cuisines prestigieuses, ont troqué la reconnaissance contre l’impact—nourrissant quotidiennement des centaines de personnes tout en luttant contre l’insécurité alimentaire et l’invisibilité qui l’accompagne souvent.
« La satisfaction que je retire de la cuisine ici ne se mesure pas en étoiles Michelin, » explique Jean-Marc Toulouse, qui a quitté son poste de sous-chef dans un restaurant réputé du Vieux-Montréal il y a trois ans pour diriger les opérations culinaires à La Maison du Partage. Son équipe sert plus de 300 repas par jour avec des ingrédients souvent obtenus grâce à des dons et des programmes de récupération.
Ce qui rend ces chefs remarquables n’est pas seulement leur compétence technique—c’est leur adaptabilité et leur débrouillardise. En parcourant la cuisine animée de la Mission Bon Accueil, la chef Danielle Frost démontre comment son équipe transforme des dons alimentaires imprévisibles en repas dignes et nutritifs qui respectent les restrictions alimentaires et les préférences culturelles.
« Hier, nous avons reçu 80 kilos de carottes et 20 kilos de hauts de cuisse de poulet, » note Frost en remuant une énorme marmite de ragoût parfumé. « Aujourd’hui, cela devient un tajine aux épices marocaines qui nourrira 250 personnes et fournira des restes que nous pourrons réutiliser demain. »
Selon Moisson Montréal, la plus grande banque alimentaire du Québec, la province a connu une augmentation de 33 % des demandes d’aide alimentaire depuis 2019. Cette hausse a créé des demandes sans précédent pour les cuisines des refuges, plusieurs établissements rapportant des augmentations de service de repas entre 40 et 60 % par rapport aux niveaux pré-pandémiques.
Le travail exige une créativité culinaire qui dépasse ce que la plupart des cuisines de restaurant requièrent. Le chef Miguel Sanchez, qui dirige la cuisine du refuge pour jeunes Dans la Rue, se souvient d’avoir reçu un don massif de citrouille en conserve hors saison des fêtes. « Nous avons développé de tout, du curry à la citrouille aux barres de petit-déjeuner épicées. Rien ne se perd ici—nous ne pouvons pas nous permettre ce luxe. »
Alors que les cuisines commerciales pourraient jeter des ingrédients qui ne répondent pas aux normes esthétiques, les chefs des refuges ont développé des techniques pour récupérer et transformer des aliments que d’autres rejetteraient. « Les pommes meurtries deviennent de la compote, le pain de la veille devient du pouding ou des croûtons, » explique Toulouse. « La créativité ici ne concerne pas la présentation artistique—il s’agit de voir le potentiel là où d’autres voient du gaspillage. »
De nombreux chefs de refuges affirment que leur travail a fondamentalement changé leur relation avec la nourriture. Frost, qui travaillait auparavant dans la restauration haut de gamme, réfléchit: « Dans ma vie antérieure, nous jetions plus de nourriture après un événement d’entreprise que ce à quoi de nombreuses familles ont accès en une semaine. Maintenant, je comprends la nourriture comme un droit fondamental, pas seulement une expérience. »
Ce qui est particulièrement frappant dans la cuisine des refuges montréalais, c’est sa qualité malgré des contraintes importantes. De nombreux établissements fonctionnent avec des budgets alimentaires de 3 à 5 dollars par personne et par jour—une fraction des coûts alimentaires des restaurants commerciaux. Pourtant, les visiteurs remarquent souvent la saveur exceptionnelle et le soin évident dans les repas.
« Il y a une idée fausse selon laquelle la nourriture de refuge signifie une cuisine institutionnelle fade, » dit Sam Cooper, directeur des opérations à la Mission Old Brewery. « Nos chefs produisent des repas de calibre restaurant parce qu’ils comprennent le pouvoir de la nourriture au-delà de la nutrition. Quand quelqu’un n’a pas eu de repas fait maison depuis des mois, cette première bouchée peut restaurer la dignité et l’espoir. »
Cette transformation de la culture alimentaire des refuges ne s’est pas produite isolément. Plusieurs institutions culinaires montréalaises ont développé des partenariats avec des refuges, créant des programmes d’apprentissage qui soutiennent à la fois les opérations de cuisine et offrent des parcours professionnels aux clients intéressés par les arts culinaires.
L’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) envoie des étudiants en cuisine pour des rotations régulières dans les cuisines des refuges, tandis que plusieurs chefs montréalais réputés se portent volontaires mensuellement pour cuisiner aux côtés des équipes des refuges et partager des techniques. Ces collaborations aident à déstigmatiser à la fois la cuisine de refuge et l’itinérance elle-même.
« Avoir un chef renommé travailler à leurs côtés valide l’humanité de nos clients, » explique Cooper. « Cette interaction dit ‘vous méritez de la bonne nourriture et du respect’ plus puissamment que les mots ne le pourraient jamais. »
Malgré leur rôle communautaire crucial, les chefs des refuges restent largement méconnus dans les cercles culinaires plus larges. Contrairement aux chefs de restaurant célébrés dans les médias et les programmes de récompenses, leur travail se déroule largement sans reconnaissance publique. La Tablée des Chefs, un organisme québécois sans but lucratif qui relie les professionnels de la restauration aux initiatives communautaires, espère changer cela grâce à leur nouveau programme « Cuisine Avec Cœur » qui met en lumière ces professionnels culinaires.
« Ces chefs nourrissent quotidiennement plus de Montréalais que la plupart des groupes de restaurants, mais restent invisibles dans notre conversation culinaire, » note Jean-François Archambault, fondateur de La Tablée des Chefs. « Ils méritent une reconnaissance non seulement pour leur contribution humanitaire mais aussi pour leur accomplissement culinaire dans des circonstances difficiles. »
La pandémie de COVID-19 a révélé l’extraordinaire adaptabilité de ces chefs. Lorsque les confinements ont commencé, de nombreuses cuisines de refuges sont passées du jour au lendemain d’une restauration communautaire à un service à emporter, créant des systèmes pour maintenir la sécurité alimentaire et la nutrition tout en modifiant radicalement leur modèle opérationnel.
« Nous sommes passés de repas chauds servis à des trousses de repas équilibrés emballées individuellement en 48 heures, » se souvient Sanchez. « Ce genre de changement opérationnel paralyserait de nombreux restaurants, mais notre équipe n’a jamais manqué un service. »
Alors que Montréal fait face à une insécurité du logement croissante et à des coûts alimentaires en hausse, le travail de ces chefs devient de plus en plus vital. Leurs cuisines représentent plus qu’une réponse d’urgence—elles sont des piliers communautaires offrant de la constance au milieu du chaos, particulièrement pour les familles confrontées à l’instabilité du logement intermittente.
Pour les chefs eux-mêmes, ce parcours professionnel apporte des défis mais aussi des récompenses uniques. « Dans mon ancienne cuisine, je ne rencontrais jamais les gens qui mangeaient ma nourriture, » dit Toulouse. « Ici, je vois directement comment une nutrition adéquate change la journée, la santé, les perspectives de quelqu’un. Aucun menu dégustation que j’ai jamais créé n’a eu ce genre d’impact. »
À l’approche de l’hiver—une saison particulièrement exigeante pour le système de refuges montréalais—ces équipes culinaires se préparent pour leur période la plus occupée. Leur travail nous rappelle que la cuisine, à son meilleur, a toujours été un acte de soin, une vérité que ces chefs incarnent quotidiennement à travers des milliers de repas qui nourrissent à la fois le corps et l’esprit.