La petite ville forestière de Kitimat, située sur la côte nord accidentée de la Colombie-Britannique, se trouve discrètement au centre de ce qui pourrait être le pivot énergétique le plus conséquent du Canada depuis des décennies. Ici, où les cèdres majestueux rencontrent les eaux de marée, le projet de pipeline de l’Alliance Pathways, évalué à 34 milliards de dollars, promet de rediriger les exportations pétrolières canadiennes des marchés américains vers les acheteurs asiatiques—particulièrement la Chine.
« On entend parler de pipelines depuis vingt ans, » confie Marie Fontaine, une résidente locale dont le mari travaille dans le secteur industriel de Kitimat. « Mais celui-ci semble différent—il y a un véritable élan derrière, et les gens ici comprennent l’enjeu. »
Ce qui rend ce projet particulièrement remarquable est l’un de ses principaux soutiens: Mark Carney, ancien gouverneur de la Banque du Canada et de la Banque d’Angleterre. Carney, qui sert maintenant comme Envoyé spécial des Nations Unies pour l’action climatique et le financement, a positionné le projet comme essentiel pour l’avenir économique du Canada tout en s’alignant avec les objectifs climatiques.
Par une matinée brumeuse la semaine dernière, j’ai parcouru le littoral de Kitimat avec David Chen, consultant environnemental, qui a indiqué l’emplacement du terminal proposé. « Les défis d’ingénierie sont importants mais gérables, » a expliqué Chen. « Ce qui est plus complexe, c’est d’équilibrer l’opportunité économique avec les préoccupations environnementales dans une région où tant les emplois que les écosystèmes pristines sont profondément importants pour les résidents. »
Le pipeline transporterait environ 400 000 barils de pétrole par jour des sables bitumineux de l’Alberta jusqu’au port en eau profonde de Kitimat. De là, des pétroliers transporteraient le brut canadien principalement vers les raffineries chinoises, réduisant considérablement la dépendance du Canada envers les acheteurs américains qui achètent actuellement plus de 95% des exportations pétrolières canadiennes.
Ce changement intervient alors que les tensions entre Ottawa et Washington se sont intensifiées concernant la politique énergétique. L’annulation du pipeline Keystone XL durant les premiers jours du mandat du président Biden a envoyé des ondes de choc à travers le secteur pétrolier canadien. Maintenant, avec l’ancien président Trump promettant des politiques énergétiques encore plus imprévisibles s’il retourne au pouvoir, les producteurs canadiens voient les marchés asiatiques comme une couverture cruciale contre la volatilité politique américaine.
« Le Canada ne peut pas se permettre que son principal produit d’exportation soit soumis aux caprices de la politique américaine, » affirme Olivia Santiago, économiste de l’énergie à l’Université de Calgary. « La diversification n’est pas seulement une bonne stratégie commerciale—c’est essentiel pour notre sécurité économique nationale. »
Les références environnementales du projet restent controversées. L’Alliance Pathways affirme que le pipeline transportera du pétrole canadien de plus en plus faible en carbone à mesure que les producteurs mettront en œuvre des technologies de captage de carbone. Selon les données de Ressources naturelles Canada, l’intensité des émissions des sables bitumineux a diminué d’environ 20% depuis 2009, bien que les émissions totales continuent d’augmenter avec l’accroissement de la production.
Pour les communautés autochtones le long du tracé proposé, le projet représente à la fois une opportunité et une préoccupation. La Nation Haisla près de Kitimat a conditionnellement soutenu le projet, tandis que d’autres Nations restent opposées ou indécises.
« Nous sommes en consultation approfondie depuis des mois, » déclare la conseillère en chef Crystal Smith de la Nation Haisla. « Notre priorité est d’assurer des protections environnementales tout en créant des opportunités économiques durables pour notre jeunesse. Nous ne sommes pas intéressés par des gains à court terme aux dépens de nos territoires traditionnels. »
Lors de ma visite au centre culturel de la Nation Haisla surplombant le chenal Douglas, des membres de la communauté ont partagé comment les développements industriels précédents ont apporté des résultats mitigés—des emplois et des revenus, mais aussi des préoccupations environnementales et des perturbations culturelles.
Les implications géopolitiques s’étendent au-delà de l’Amérique du Nord. La Chine, qui a importé environ 10,5 millions de barils par jour en 2022 selon l’Agence internationale de l’énergie, a activement diversifié ses fournisseurs d’énergie dans un contexte de tensions croissantes avec ses partenaires traditionnels. Le pétrole canadien représente une option attrayante pour Pékin—provenant d’une démocratie politiquement stable avec une capacité de production croissante.
« Les raffineries chinoises sont techniquement bien adaptées pour traiter le pétrole lourd que le Canada produit, » explique Dr. Ming Zhao, chercheur en énergie internationale à l’Université Simon Fraser. « Pour la Chine, le pétrole canadien offre une sécurité d’approvisionnement que les sources du Moyen-Orient ou russes ne peuvent de plus en plus pas garantir. »
Pour Carney, qui pourrait nourrir des ambitions politiques au sein du Parti libéral du Canada, soutenir le projet représente un équilibre délicat. Il présente le pipeline comme faisant partie d’une transition responsable—fournissant l’activité économique nécessaire pendant que le monde réduit progressivement sa dépendance aux combustibles fossiles.
« Si nous sommes réalistes concernant la demande énergétique mondiale, nous avons besoin de solutions qui fonctionnent pour l’économie d’aujourd’hui tout en construisant celle de demain, » a déclaré Carney lors d’un récent forum économique à Vancouver. « Les ressources canadiennes développées de manière responsable peuvent et devraient faire partie de cette équation. »
Les organisations environnementales restent sceptiques. « On ne peut pas construire de nouvelles infrastructures de combustibles fossiles et prétendre au leadership climatique, » soutient Jens Wieting, directeur exécutif de Sierra Club Canada. « Les calculs ne fonctionnent tout simplement pas si nous sommes sérieux quant au respect de nos engagements de l’Accord de Paris. »
Pendant ce temps, à Kitimat, des résidents comme Marie Fontaine reconnaissent les tensions mais soutiennent largement le développement. « Notre communauté a besoin de ces emplois, » dit-elle. « Et si le pétrole doit être produit de toute façon, ne devrait-il pas être fait selon les normes environnementales canadiennes et bénéficier aux communautés canadiennes? »
Alors que les régulateurs fédéraux examinent la proposition, le sort du pipeline reste incertain. Ce qui est clair, c’est que ce projet représente plus qu’une infrastructure—c’est un pivot stratégique dans la façon dont le Canada se positionne sur les marchés énergétiques mondiaux tout en naviguant dans la politique climatique nationale.
Debout au port de Kitimat, regardant les navires de charge glisser à travers les eaux protégées, je suis frappé par la façon dont cette communauté côtière isolée incarne les contradictions énergétiques du Canada. Ici, au milieu des forêts anciennes et des ambitions industrielles, les Canadiens luttent pour définir leur place dans un monde pris entre les impératifs économiques immédiats et les réalités climatiques à long terme.
Quel que soit le résultat, le projet de l’Alliance Pathways signale que l’avenir énergétique du Canada regarde de plus en plus vers l’ouest à travers le Pacifique plutôt que vers le sud au-delà du 49e parallèle—une réorientation qui pourrait remodeler les relations énergétiques nord-américaines pour les décennies à venir.